Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 86.djvu/306

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

m’empêcher d’être frappé d’une parfaite analogie entre les vicissitudes de cette destinée et celles que le positivisme a traversées chez nous, et peut-être cette analogie éclaircit-elle un peu le mystère. Les deux doctrines ne se ressemblent guère ; pour mieux dire, elles sont absolument contraires l’une à l’autre dans leur esprit, dans leur marche, surtout dans leurs conclusions. La doctrine positiviste aboutit au plus complet optimisme, puisqu’elle repose sur l’idée d’une évolution progressive des choses par laquelle tout est finalement justifié ; elle ouvre aux sociétés humaines la riante perspective de se voir un jour constituées sur un plan conforme à la raison scientifique. Pour Schopenhauer, la vie est et restera mauvaise, l’avenir ne réserve rien de bon ni à l’individu ni aux sociétés. Cependant ces deux doctrines si opposées ont eu même peine à sortir de l’obscurité ; leurs auteurs se sont pendant longtemps abandonnés aux mêmes protestations véhémentes contre l’oubli qui les couvrait et contre le succès des doctrines en crédit, ils se sont livrés sans réserve aux excès d’un orgueil chagrin qui aimait mieux accuser de ses mécomptes les personnes que les circonstances. Puis, après avoir secoué, grâce au zèle ardent d’une poignée de disciples, le maléfice qui pesait sur elles, ces doctrines, arrivées en un jour à la notoriété, ont pris énergiquement possession d’un grand nombre d’esprits ; elles ont vu leur autorité grandir vers le même temps et dans des circonstances semblables. Le positivisme a profité du discrédit des études philosophiques pour subjuguer des esprits fatigués, en déclarant ne poursuivre et n’admettre que des vérités démontrables ; il a promis aux intelligences un repos définitif, pourvu qu’elles s’abstinssent résolument de toucher à la métaphysique, condition dure à la vérité, qui ressemble un peu trop au procédé sommaire employé par Origène pour se soustraire au trouble des passions. De même la doctrine du philosophe allemand se donne pour également positive, mais en un sens différent ; elle prétend, au lieu d’abstractions, élever un édifice de vérités pratiques recueillies dans le champ de l’expérience, embrasser la vie dans ses détails, l’expliquer par des observations que chacun est à même de vérifier ; elle en appelle à l’autorité irréfragable de l’expérience journalière, comme le positivisme à celle de la science. Il y avait là de part et d’autre, pour des esprits lassés d’utopies philosophiques, une séduction qu’ils ont subie d’abord, et à laquelle il leur a fallu quelque temps pour se dérober.

Au surplus, la vie de notre philosophe va jeter, j’espère, quelque jour sur plusieurs points que je viens seulement d’indiquer.

A. Schopenhauer était né à Dantzig en 1788. Fort sensible à l’honneur de n’être pas Allemand, il se prétendait de race