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monde, et il n’y a aucun moyen de distinguer, à la façon d’être pas plus qu’à l’habit, un positiviste d’avec un métaphysicien. C’est donc une rareté digne d’attention qu’un philosophe contemporain, auteur d’une doctrine étrange et profonde, qui conforme sa vie à sa doctrine, qui, par exemple, est resté célibataire par principe métaphysique, et cette rareté, on la trouve chez un philosophe allemand, Arthur Schopenhauer, dont le nom est assez souvent prononcé en France depuis une dizaine d’années. Ce philosophe a été chez nous l’objet de quelques travaux plus ou moins estimables, mais qui ne donnent pas, je crois, une idée suffisante ni même une idée tout à fait exacte du personnage et de sa doctrine.

Cette doctrine a fait grand bruit en Allemagne pendant une certaine période. Schopenhauer avait fini par rencontrer, après une longue attente, des disciples fervens qui ont recueilli religieusement ses paroles, ses lettres, les traits de sa vie, et qui plus d’une fois, avec moins de prudence que de piété, se sont empressés de révéler au public jusqu’à ses faiblesses. MM. G. Gwinner, Otto Lindner, J. Frauenstædt, ont tour à tour raconté ce qu’ils savaient de lui ; chacun d’eux a prétendu à l’honneur de l’avoir mieux connu que les autres, et cette émulation n’a pas manqué de dégénérer en jalousies et en querelles. Un critique de mérite, M. R. Haym, qui semble se constituer volontiers le liquidateur des philosophies déchues, et qui a fait autrefois dans un livre remarquable le bilan posthume de l’hégélianisme, a résumé le débat en termes d’une sévérité, à mon sens, excessive. D’autres critiques sont intervenus et ont prononcé leur verdict à des points de vue différens, M. Hoffman au nom de l’orthodoxie la plus étroite, M. C. Gutzkow au nom du patriotisme radical. Les documens abondent, comme on le voit, entre nos mains. A l’heure qu’il est, cette discussion ardente et quelque peu tumultueuse a cessé, et il est facile de voir qu’entre l’engouement et le dédain il y a, comme toujours, place pour un jugement impartial et modéré. La doctrine vit encore, il se peut toutefois qu’elle disparaisse, aussi bien que beaucoup d’autres qui n’ont pas fait moins de bruit en leur temps ; mais il restera toujours une figure de philosophe curieuse à étudier, et une doctrine qui répond en philosophie à une des dispositions les plus marquées du siècle, à cette humeur noire qui a dominé en poésie depuis cinquante ans, et qui a envahi beaucoup d’âmes sérieuses. J’ajoute qu’à côté du philosophe il y a chez A. Schopenhauer un écrivain et un penseur, et de ceux-là rien ne se perd : ils sèment des germes que des souffles imprévus, que d’invisibles courans emportent, et qu’on s’étonne souvent de voir fructifier au loin sans pouvoir dire d’où ils viennent.