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MALGRÉTOUT

« Je suis la fille d’une très grande dame. Le comte d’Ortosa, époux de ma mère, était vieux et délabré ; il lui avait procuré des fils rachitiques qui n’ont pas vécu. Ma mère, en traversant certaines montagnes, fut enlevée par un chef de brigands fort célèbre chez nous. Il était jeune, beau, bien né et plein de courtoisie. Il lui rendit sa liberté sans conditions, en lui donnant un sauf-conduit pour qu’elle pût circuler à l’avenir dans toutes les provinces où il avait des partisans, car c’était une manière d’homme politique à la façon de chez nous. Voilà ce que racontait ma mère. Je vins au monde à une date qui correspond à cette aventure. Ma ressemblance avec le brigand est une autre circonstance bizarre que personne n’a prétendu expliquer. Le comte d’Ortosa prétendit bien que je ne pouvais pas appartenir à sa famille ; mais il mourut subitement, et je vécus riche d’un beau sang dont je remercie celui qui me l’a donné.

« Je fus élevée à Madrid, à Paris, à Londres, à Naples, à Vienne, c’est-à-dire pas élevée du tout. Ma mère, belle et charmante, ne m’a jamais appris qu’à bien porter la mantille et le jeu non moins important de l’éventail. Mes filles de chambre m’ont enseigné la jota aragonese et nos autres danses nationales, qui ont été pour moi de grands élémens de santé à domicile et de précoces succès dans le monde. J’appris plusieurs langues, chose des plus utiles dans une carrière comme la mienne, et je lus une quantité de romans dont je n’ai pas été dupe, — je sais fort bien que la destinée ne fait rien par elle-même, — mais où j’ai puisé le culte de la volonté. Oui, les romans les plus invraisemblables ont, dans la vie, des solutions possibles, si on veut fortement ce que les auteurs, — à qui la chose ne coûte rien, — font accomplir à leurs personnages. Je suis donc romanesque à ma façon.

« Ma mère était d’âge à chercher un second mariage lorsqu’elle devint veuve. Elle n’avait recueilli de la succession de son mari que des dettes à payer. Son aventure de brigands avait fait un peu de bruit en Espagne. Elle voyagea pour échapper aux plaisanteries, du reste très bienveillantes, qui eussent écarté les prétendans sérieux. Partout elle fut acclamée comme une des plus séduisantes personnes du monde ; mais elle était passionnée, ce fut son malheur. Elle aima, et les hommes qu’on aime n’épousent pas.

« Je vis ses amours ; elle ne s’en cachait pas beaucoup, et j’étais curieuse. J’en parle, parce qu’ils sont à sa louange, comme vous devez l’entendre. Elle était plus tendre qu’ambitieuse, plus spontanée que prévoyante. Sa jeunesse se passa dans des ivresses toujours suivies de larmes. Elle était bonne et pleurait devant moi en me disant : « Embrasse-moi, console ta pauvre mère, qui a du chagrin ! » Pouvait-elle s’imaginer que j’en ignorais la cause ?

« Elle avait une sœur plus âgée qu’elle qui avait su faire son