Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 86.djvu/27

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
21
MALGRÉTOUT

l’espoir de lui conserver les moyens de satisfaire ses goûts autant que possible. Je ne devais pas trouver étrange qu’au sortir de son deuil elle voulût fuir la retraite où je voulais, moi, qu’elle prît le temps de la réflexion. Je la voyais m’échapper, travailler du moins à rompre d’avance les mailles du filet, et je devais souhaiter qu’elle ne fût pas longtemps sans se remarier, car le pire eût été pour elle de devenir coquette et d’acquérir dans cette triste voie la triste réputation de Mlle d’Ortosa. Je résolus donc de ne pas entamer une lutte inutile pour la détourner du courant ; mais je m’inquiétais beaucoup de l’avenir de ses enfans. Quelle éducation pouvait leur donner une mère décidée à vivre dans des réunions comme celles du château du Francbois ? Le garçon irait au collège, mais ma bien-aimée petite Sarah me serait-elle laissée ? Adda, qui avait le délire aristocratique et nobiliaire du jour, bien que nous fussions de souche parfaitement bourgeoise, ne me regarderait-elle pas comme déchue, si je venais à épouser un artiste ? Elle avait paru revenir de ses préventions contre Abel ; mais, sous l’influence nouvelle qu’elle subissait, n’allait-elle pas les reprendre ? Elle avait vu Abel à Nice ; d’où vient qu’elle ne m’en avait rien dit ? Était-ce par excès de dédain ?

Le jour fixé pour ma seconde entrevue avec Mlle d’Ortosa, je partis de bonne heure à cheval avec un domestique. Les chemins qui de chez moi aboutissaient à la vieille route des Ardennes ne me permettaient pas d’aller en voiture. J’arrivai la première au rendez-vous. C’était un plateau boisé, plus élevé que tous les autres et dominant ces innombrables mamelons à escarpemens rocheux qui portent les restes épars de l’immense forêt. La vue était triste, solennelle et admirable ; je fis mettre mes chevaux à la bergerie, et j’y commandai un déjeuner rustique qui devait être servi sur le gazon. Le temps était charmant ; mars déployait toutes ses fleurettes, et je fis un gros bouquet d’anémones lilas et de pâquerettes sauvages. Mlle d’Ortosa arriva au bout d’une demi-heure avec deux cavaliers, un domestique et un jeune crevé, — c’est ainsi qu’on appelle maintenant en France ce que l’on appelait autrefois chez nous un dandy ; mais cela ne se ressemble pas. Un dandy était une contrefaçon de grand seigneur, un crevé est une contrefaçon de jockey.

Comme je regardais avec peu de satisfaction ce personnage inattendu, Mlle d’Ortosa, qui s’en apercevait, sauta à terre en riant. — Ne faites pas attention à ce gêneur, me dit-elle ; il ne nous gênera pas. C’est le prince Ourowski, que j’ai l’honneur de vous présenter. — À présent, jeune homme, lui dit-elle, en se tournant vers lui, vous avez salué, tout est dit. Vous savez ce qui a été convenu : vous avez voulu absolument m’accompagner, vous aviez peur que je ne mou-