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Au seul aspect de ce comte de Mérangis, la faute d’Elsie Wilmore vous semblerait facile à expliquer et en vérité presque excusable ; mais le marin, qui, pour tout dire, n’a que la loi pour lui, veut se venger, arrache à la mourante le fruit de son amour coupable, et la petite Hélène part en compagnie d’une gouvernante pour la France, où la vieille comtesse de Mérangis, mère du marin, doit la recueillir et l’élever. Maxwel, l’amant d’Elsie Wilmore, l’autre enfin, ne peut apprendre sans fureur le départ de cet enfant qu’il adore. Lui aussi a des droits, il s’indigne et menace au moment même où, le comte de Mérangis arrivant tout à coup, une scène violente s’engage, et les deux hommes sortent du château pour aller se battre dans un coin du parc. Tel est le prologue, un peu languissant, dans la première moitié, mais dont la seconde est colorée, originale et brûlante de passion. Berton y est déjà superbe, et se montrera durant toute la pièce à la hauteur de ce début.

L’entr’acte nous vieillit d’une quinzaine d’années, et nous sommes chez la comtesse de Mérangis, au bord de la mer, dans le midi de la France. Hélène est maintenant une grande fille, belle, fière, tendre, aimant déjà son cousin Marcus, avec lequel nous faisons connaissance dans une des plus charmantes scènes de ce premier acte, qui tout entier est ravissant. Bien de gracieux, de délicat et de distingué, — j’insiste sur ce mot, — comme le couple de ces deux enfans qui s’aiment à leur insu et font assaut de générosité. Voilà de ces finesses de cœur, de ces fraîcheurs de sentiment que l’expérience la plus consommée ne saurait vous faire trouver. Cependant Maxwel, qui est devenu un docteur célèbre, est entré dans l’intimité de la vieille comtesse de Mérangis ; il est un des hôtes de sa maison. Là il surveille sa fille, son Hélène chérie, qui lui rappelle tout un passé d’amour, il la suit des yeux, l’entoure, l’enveloppe de sa tendresse anonyme, et, quoiqu’il n’ose se faire connaître d’elle et s’avouer aux autres, il entend, le pauvre homme, la protéger, la diriger, exercer sur elle des droits que personne ne peut lui attribuer. Cette situation est-elle neuve, est-elle vieille, est-elle conforme aux principes, aux traditions ? Je n’en sais rien, mais elle est saisissante, détaillée avec un art, une science du cœur inimitables. En réalité, toute la pièce est dans cette donnée, dans celle d’un père ayant au fond de son âme toutes les passions, toutes les jalousies, toutes les faiblesses et toutes les grandeurs de la paternité, et cependant condamné à ne rien pouvoir exprimer de ce qu’il ressent. Hélène elle-même n’a-t-elle pas mille raisons pour faire peu de cas de ses conseils, pour prendre en aversion cet étranger importun qui s’imagine pouvoir s’imposer ? Suivent des scènes de luttes passionnées entre Marcus et Maxwel, où tous deux rivaux et jaloux, l’un comme père, l’autre comme amant, semblent vouloir s’arracher la tendresse d’Hélène. Jamais cœurs ne furent fouillés avec plus de science et d’art.