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père ne savait pas l’ascendant que Mlle d’Ortosa avait pris sur ma sœur. Je me hasardai à lui demander pourquoi, prêchant le mariage aux autres, elle était encore demoiselle.

— Oh ! moi, dit-elle, c’est différent. J’ai une très mauvaise réputation, je passe pour très compromise, je le suis dans l’opinion des rigoristes, bien que je puisse jurer sur l’honneur n’avoir jamais été seulement tentée de commettre une faute. — Vous me regardez avec de beaux yeux étonnés… C’est comme cela, miss Owen, et si vous pensiez le contraire, je vous remercie de l’indulgente bonté avec laquelle vous m’avez ouvert votre porte. Ceci, encore plus que votre excellente renommée, me prouve que vous avez la vraie vertu, celle qui ne jette la pierre à aucune femme déchue ; mais vous en serez cette fois pour vos frais de mansuétude. Je n’ai rien à me faire pardonner, et la mondaine personne qui vous parle vous apporte une pureté aussi intacte que la vôtre.

Elle avait l’assurance de la vérité. Je lui pris la main et lui répondis qu’en l’accueillant je n’avais pas d’opinion arrêtée sur son compte ; mais je la priai de me dire pourquoi, aimant la vertu, elle permettait qu’on parlât d’elle légèrement, et pourquoi elle s’était laissé ainsi compromettre dans l’opinion.

— Ce serait bien long à vous dire, et il faut que je m’en retourne. J’ai du chemin à faire, et, comme je n’ai pas dit où j’allais, on pourrait être inquiet de moi. Si vous désirez me connaître, je reviendrai ; sinon… Oh ! soyez franche : il se peut que je ne vous sois pas sympathique. Dites-le ; cela me fera de la peine parce que me voilà enthousiaste de vous encore plus que de votre sœur ; mais je ne vous en voudrai pas du tout. Je sais qu’il y a des préventions involontaires, et qu’il n’y a, pour s’en offenser, que ceux qui les méritent réellement.

Je n’aurais pu dire encore à Mlle d’Ortosa si elle m’était agréable ou non ; mais, puisqu’elle voulait s’emparer de la confiance, peut-être de l’avenir de ma sœur, je devais essayer de la connaître, et je l’invitai à revenir. Nous prîmes jour pour nous rencontrer, et, afin de lui abréger la distance, j’offris d’aller la trouver à mi-chemin, à cette bergerie où elle s’était arrêtée et que je connaissais. Elle y consentit, et nous nous séparâmes. Je la reconduisis jusqu’à son destrier, qu’elle maniait un peu comme une écuyère du cirque. Là je trouvai qu’elle n’avait pas l’air aussi comme il faut que doit l’avoir une personne sérieuse.

Je retombai dans mes réflexions. Il devenait évident pour moi que je n’avais jamais eu et que je ne pourrais jamais avoir d’influence réelle sur les futures destinées de ma jeune sœur. Elle aimait le monde et le bruit, et j’avais toujours accompli mes sacrifices dans