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joue à froid son rôle de coquette ; elle tient déjà le registre de ses sentimens en partie double, en attendant qu’elle le tienne plus tard en partie triple et quadruple ; elle entend conduire de front l’amour adultère et le train de la vie conjugale ; elle se préoccupe d’avance du moment où, comme on dit dans la prude Angleterre, elle sera « en voie de famille, » et elle s’arrange, — n’est-ce pas tout dire ? — pour que l’enfant soit de son mari. Dans les circonstances les plus critiques, quand le secret de sa trahison est près d’éclater, elle montre une présence d’esprit qui. sauve tout, il est vrai, mais qui accuse la dépravation de sa nature. Au fond, Mme Obernin est vicieuse et adroite, tandis que l’amante de Gerfaut, Mme de Bergenheim, reste honnête et pure jusqu’au milieu des égaremens de son imagination. Gerfaut de son côté est un roué, vieux de cœur et de tête, qui emploie pour faire le siège de la femme qu’il aime toutes les règles et tous les secrets de la stratégie galante ; il est à la fois homme de conseil et d’exécution, il a tout un choix de méthodes qu’il examine et qu’il trie avec soin pour les adapter aux circonstances. L’étudiant Robert est tout autre : au lieu de conserver barres sur Mme Obernin, il se livre à elle et se désarme insensiblement. Dans l’intérêt de son amour, il se résigne à servir un gouvernement qu’il abhorre ; il sacrifie son caractère à ses sentimens ; il commet enfin toutes ces lâchetés que l’amour explique sans les justifier. Comme il arrive souvent aux natures faibles et sans équilibre, il tourne volontiers de court ; l’expérience, aidant, il promet d’entrer un jour dans la tribu des Gerfaut. S’il ne lui faut plus qu’un dernier coup de fouet pour l’engager dans la route où l’amant de la baronne de Bergenheim a fourni une si belle carrière, ce coup de fouet, il le reçoit de la main même de Mme Obernin. C’est la partie assurément la mieux étudiée et la plus forte du roman de M. Malot. M. Obernin vient de mourir, l’amante de Robert est libre ; celui-ci, qui a quitté Strasbourg pour dérouter au dernier moment, après les scènes les plus navrantes, les soupçons et les jalousies du mari, espère, les délais voulus expirés, légaliser enfin ses amours, il se trompe : les rôles semblent désormais intervertis. Mme Obernin, si ingénieuse dans l’adultère, hésite maintenant, raisonne et ajourne. Les entrevues des deux amans en ces circonstances sont une étude psychologique des mieux conduites ; nous regrettons de n’y pouvoir insister ici. Bref, Mme Obernin s’éloigne chaque jour de Robert ; que d’hommes, en effet, après avoir été longtemps les bienvenus par la fenêtre, n’ont plus même ensuite la permission de se présenter par la porte ! Mme Obernin, maîtresse absolue d’une immense fortune, trouve qu’un mari sous-préfet, — car, de chute en chute, Robert, l’étudiant républicain, est devenu un des sous-préfets de l’empire autoritaire, — constitue une dérogeance par trop grave. Elle n’est pas d’ailleurs de ces femmes comme Mme Bovary, à qui leur tempérament fait la loi ; son amour n’a jamais été sans