Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 86.djvu/255

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

agent matrimonial : il n’y a pas d’inutile métier. Il exerce d’ailleurs son industrie comme un sacerdoce ; il se flatte de donner à ses cliens un bonheur pur et sans mélange. Ses labeurs consciencieux ne sont pas restés sans récompense : sur des milliers de mariages conclus par son entremise depuis dix-neuf ans, pas un seul n’a eu de fâcheux résultats, si ce n’est cependant le sien ; il a été lui-même, mais lui seul, victime de ses propres manœuvres. A coup sûr, il y avait là une idée féconde à exploiter ; l’auteur pouvait choisir de la comédie ou du drame, ou mêler les deux élémens dans une œuvre vive et émue. Les côtés professionnels sont, dans le livre de M. Deligny, la partie le mieux saisie et rendue ; le romancier a mis assez bien en jeu les rouages divers du mécanisme complexe et parfois très délicat qui représente le gagne-pain de l’agent matrimonial, dont le cabinet est tout à la fois un bureau d’affaires et une sorte de confessionnal. Ce qui gâte le roman, c’est la fable même à laquelle se rattachent les malheurs conjugaux de M. de Boissonnange, c’est le rôle que jouent à l’égard l’un de l’autre l’entrepreneur de mariages et la femme qui l’a quitté pour mener la vie d’aventurière. les types secondaires du livre sont sans contredit mieux trouvés et dépeints ; mais le héros lui-même, ce mari dont l’incorrigible passion ne s’explique pas, et qui finit par n’avoir point d’autre souci que d’être reçu comme un amoureux clandestin chez sa légitime épouse, c’est là une invention que l’art le plus consommé aurait peine à faire accepter. Ni par la mise en œuvre, ni par le style, M. Deligny ne rachète cette erreur d’imagination.

On peut lire, en manière de dédommagement, le dernier ouvrage de M. Hector Malot, Madame Obernin. Ce roman révèle un talent réel, et mérite qu’on mette enfin les noms sur la figure des personnages qui sont en scène. Mme Obernin est une femme du monde qui mène grand train à Strasbourg. Sa vie s’est écoulée jusqu’ici sans trouble et sans reproche ; mais l’orage s’avance : voici qu’un jeune étudiant en droit de la même ville, Robert, dont l’esprit s’est exalté à la lecture des romans de Balzac, et qui de propos délibéré cherche son lis dans la vallée, s’éprend à première vue de Mme Obernin. Le mari de celle-ci est un homme jeune, vigoureux, plein de cœur et d’intelligence, et qui aime sa femme avec passion ; il n’importe, le fruit défendu a séduit Eve, et Mme Obernin laisse bientôt comprendre à Robert que ses sentimens sont partagés. Ici se développe un type de coquette dont M. Malot a su rendre avec vérité toutes les nuances. Par l’effet des contrastes, en lisant Madame Obernin nous nous souvenions de Gerfaut ; dans l’œuvre de Charles de Bernard la baronne de Bergenheim est une coquette ingénue et candide, qui oppose tour à tour aux obsessions de son amant une gravité glaciale ou l’abandon le moins étudié, une fierté ironique et dédaigneuse ou les faiblesses de l’émotion la plus sincère. Mme Obernin, elle,