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MALGRÉTOUT

nous a dit que ce motif était de vous. Il paraît que vous êtes grande musicienne.

— On dit cela de vous aussi, lui répondis-je.

— On se trompe. J’aime la musique avec passion, je m’y connais ; je sais ce qui est beau, et voilà tout.

Je lui parlai musique pour rendre la conversation moins personnelle, et lui demandai ce qu’elle préférait ; elle me répondit si sottement que je vis qu’elle n’y entendait rien. Je l’entretins alors des plaisirs qu’elle goûtait au Francbois ; on m’avait dit que l’équitation et la chasse étaient ses délassemens favoris.

— Mon Dieu, reprit-elle, j’aime tout ce qui est actif et fait sentir la vie avec intensité. Sous ce rapport-là, je suis bien d’accord avec votre sœur. Cette chère enfant s’ennuie à la campagne parce que, dit-elle, vous êtes très isolées ; mais il n’y a pas si loin de chez vous au Francbois. Voyez, je suis venue à cheval, sans me presser, en trois petites heures par cette vieille route qu’on appelle le chemin des Ardennes. C’est superbe, des points de vue magnifiques ! Je me suis reposée à une bergerie qui a l’air d’un paysage suisse. Pourquoi donc ne venez-vous pas chez lord Hosborn ? Je sais que sa mère vous a invitée à une de ses fêtes, et elle vous considérait comme invitée une fois pour toutes.

Je répondis que je n’aimais pas le monde et que je ne savais pas trouver le temps d’y aller.

— Je le sais bien, c’est de cela que se plaint vivement Mme de Rémonville. Elle m’a promis qu’elle viendrait cette année au Francbois pour la Saint-Hubert. Il y aura bal, concert ou spectacle tous les jours. J’espère bien que nous vous déciderons.

— Je ne le crois pas, répondis-je.

— Eh bien ! votre charmante sœur vous décidera. Elle se trouve bien jeune, malgré son titre de mère de famille, pour se présenter seule, surtout la première fois, et, comme vous êtes un ange de bonté et de tendresse pour elle, vous ne voudrez pas la priver de vivre comme doit vivre une femme dans sa position. Vous devez bien songer qu’elle ne doit pas rester veuve à son âge, et qu’il ne faut pas qu’elle attende le déclin de sa beauté dans une solitude comme celle-ci.

Je trouvais que Mlle d’Ortosa se mêlait beaucoup trop de l’avenir de ma sœur, et ce n’est pas dans son milieu que j’eusse souhaité voir Adda chercher un mari. Je savais que ce milieu de grands seigneurs étrangers, mêlé à ce qu’on appelle aujourd’hui la fleur de la jeunesse française, était en proie à une fièvre de luxe et de plaisirs. Cet amalgame délirant était le grand inconnu d’où pouvaient sortir, brillantes ou funestes, toutes les destinées. Je compris bien que mon