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REVUE DES DEUX MONDES.

rentrais dans ma nature, dans mon idéal et dans l’habitude de ma vie. C’est ainsi que je triomphai des souffrances qui m’avaient torturée. J’écrivis à Nouville la situation de mon âme, et j’attendis dès lors avec patience le retour de ma famille ; je n’étais plus en guerre avec moi-même.

Un jour, je vis entrer dans le parc une amazone charmante, admirablement montée, suivie d’un seul domestique ; j’étais au salon, elle m’envoya une carte qui portait ces mots écrits au crayon : — Mlle Carmen d’Ortosa, qui apporte à miss Sarah Owen des nouvelles de sa famille.

J’hésitai un instant : la moralité de cette belle personne était, je vous l’ai dit déjà, très controversée ; mais elle se réclamait de mon père et de ma sœur, pouvais-je la renvoyer ? D’ailleurs avais-je raison d’être si farouche et de ne vouloir me trouver avec aucune femme légère, quand l’avenir m’appelait peut-être à changer toutes mes habitudes et à modifier toutes mes notions ?

Je fis bon accueil à Mlle d’Ortosa. Elle avait l’aisance et l’aplomb d’une femme du grand monde ; elle m’apprit qu’elle arrivait de Nice, où elle avait beaucoup vu ma sœur, qui était là sa plus proche voisine. Le même parc les réunissait tous les jours ; elle raffolait de mon père, qu’elle définissait un Franklin artiste. Elle était charmée de Mme de Rémonville ; c’était pour elle le type de la gentillesse et de la candeur. Je dus lui laisser croire que ma sœur m’avait écrit quelque chose de leur liaison, bien qu’Adda, craignant peut-être d’alarmer mon austérité, ne m’en eût pas dit un mot. Mon père était un peu comme Abel ; il n’aimait pas à écrire longuement, et par lui je n’avais jamais aucun détail. Je vis pourtant bien que Mlle d’Ortosa n’exagérait rien en me disant qu’elle avait beaucoup fréquenté Adda, car elle se trouvait connaître toute notre histoire et même nos relations de l’année précédente avec Abel. Elle me regarda très fixement en prononçant ce nom et ajouta : Pourquoi donc n’êtes-vous pas venue nous rejoindre à Nice ? Il y était ces jours-ci. Il nous a donné deux concerts excellens, et il a même eu l’obligeance de faire de la musique chez une vieille parente à moi qui est fixée là-bas et qui m’y donne l’hospitalité. — Je sentis que je rougissais, et sans doute elle le vit, bien qu’elle eût le bon goût de ne pas paraître y prendre garde. Ses grands yeux d’un vert changeant étaient singuliers ; on ne savait s’ils étaient curieux et pénétrans, ou myopes et distraits.

— Je vous clirai, ajouta-t-elle, que M. Abel nous a joué des variations sur un motif qui a fait fureur dans le midi, et que tout le monde chante à présent. Le connaissez-vous ? Cela s’appelle la Demoiselle. Vous ne me répondez pas ? C’est par modestie ! Votre sœur