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aimer un être pur, doux et fort, une vraie femme, tu serais aussitôt dégoûté de ces innombrables aventures qui te suivent et t’enlacent comme une danse macabre. Tu verrais percer les os des cadavres sous ces fleurs et ces chiffons. Tu les fuirais avec dégoût, et tu connaîtrais enfin l’amour, que tu cherches comme don Juan, sans le trouver plus que lui. Mille fois Abel m’a répondu : — Tu dis vrai, mais où trouver cet être incomparable dans le milieu que je suis forcé de traverser à perpétuité ? Quelle femme sensée voudra m’y suivre ? Et n’est-il pas trop tard d’ailleurs ? Un ange voudrait-il de moi ? — Quand il m’a dit un jour à Revins qu’il avait rencontré son ange gardien, qu’il l’adorait, qu’il voulait s’attacher à lui pour toujours et ne plus exercer son état que pour être à même d’élever une famille, j’ai crié : — Tu es sauvé ! — Il était sauvé en effet. Vous étiez une des deux fins prévues et acceptées par lui : vivre d’une vie enragée et finir vite, ou rencontrer un idéal et rompre brusquement, irrévocablement avec tout le reste. Cela était très sérieux. C’était le mot de sa destinée, et il y avait dix ans qu’il le savait et le déclarait avec la sincérité qu’il porte en toutes choses. Je le savais donc, moi, et je n’ai pas douté un instant. Vous avez fait une imprudence effroyable en croyant prendre une précaution. Avec une nature comme la sienne, il ne faut pas remettre au lendemain. Vous étiez libre, votre père eût consenti avec joie ; mais vous n’aimiez pas assez, je l’ai bien vu, et vous n’aviez pas assez d’expérience pour distinguer la vérité mâle de la flatterie banale. Pourtant vous m’aviez dit : — Je sens que Je l’aime, et il avait repris courage. Il vous adorait, il comptait rester non loin de vous et vous voir abréger le temps de son épreuve. La mort tragique de votre beau-frère vous a trop bouleversée, et vous avez craint l’opinion d’une manière exagérée, j’oserai dire par trop anglaise. J’ai peu compris, je l’avoue, l’ordre que vous donniez à Abel de ne pas reparaître chez vous avant la fin de l’année d’épreuve. Il est antipathique à votre capricieuse sœur, et vous semblez faire passer cette sœur avant lui dans vos affections. Il a été, non pas blessé, mais découragé par votre arrêt. Il est parti pour gagner à tout événement, disait-il, beaucoup de roubles, et il ajoutait, ce qui est bien dans son caractère chevaleresque : — Si, comme je le crains, elle ne m’aime guère, et me refuse, je saurai bien lui refaire une existence libre sans qu’elle s’en doute. Il y a toujours moyen, quand on veut, de faire une bonne action.

— Alors il s’est lancé dans cette campagne à travers les neiges, où j’ai failli rester, continua Nouville. Je m’étais attaché à ses pas, voulant que ce fut ma dernière grande excursion, car je vieillis ; mes enfans grandissent, et, pour clore mon existence active, j’avais besoin