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MALGRÉTOUT

ce l’ivresse du vin ou l’épuisement des nerfs ? Je cherchais à distinguer la voix d’Abel dans ce charivari, elle n’y était pas. Je respirai ; il n’était plus là !

Tout à coup je l’aperçus juste au-dessous de moi. Il était dans l’ombre d’un massif de thuyas en caisse ; mais il se rapprocha un peu de la lumière, et je le reconnus. Il n’était pas seul, une femme qui me sembla très parée, et dont l’énorme chevelure noire, fausse ou vraie, couvrait le dos jusqu’à la ceinture, avait un bras sur son épaule. Leurs têtes se touchaient, et pourtant il portait, quand même, son cigare à ses lèvres de temps en temps. Ils parlaient bas et riaient tout haut. Au bout d’un instant, ils rentrèrent par une porte-fenêtre non éclairée qui était derrière eux. — Était-ce bien Abel que je venais de voir ? Je n’avais pu saisir que les contours de sa tête brune ; il était trop immédiatement au-dessous de moi pour que j’eusse pu distinguer ses traits, fussent-ils éclairés. Je n’avais même pas entendu le son de ses paroles ; mais la fraîcheur et la pureté de son rire, m’était-il possible de m’y tromper ?

Il était donc occupé d’une femme ? l’aimait-il ? Aime-t-on en riant ? Elle lui plaisait plus que les autres, puisqu’il s’isolait avec elle au milieu d’une réunion. C’était sans doute une artiste distinguée dont le talent avait sur lui un prestige légitime. Ce pouvait être aussi affaire de bonne camaraderie. Ils s’étaient fait quelque gaie confidence, ils avaient préparé quelque mystification aux autres convives, puisqu’ils étaient rentrés mystérieusement par une porte particulière. Ma candeur trouvait moyen d’expliquer tout. Abel m’était cher encore, plus cher peut-être que jamais, car peut-être au milieu des plaisirs ne songeait-il qu’à moi, comme au milieu de ses triomphes il ne cherchait d’inspiration que dans le souvenir de la demoiselle.

Une porte s’ouvrit tout à côté de moi dans une chambre dont je n’étais séparée que par une mince cloison. Ces voisinages brutaux de l’auberge, dont j’avais espéré être préservée par le hasard, puisque jusqu’à ce moment je n’avais entendu remuer personne, me firent tressaillir, et je me rapprochai sans bruit de la fenêtre pour ne pas entendre et n’être pas entendue. Hélas ! mon destin devait s’accomplir quand même. Une voix de femme très accentuée et qui faisait fortement vibrer les r prononça ces mots : — C’est là ta chambre ? Elle n’est pas riche !

— Je ne savais pas, répondit une voix d’homme sur un ton enjoué, qu’elle aurait l’honneur de te recevoir ; je l’aurais fait tendre tout en billets de banque !

Cette voix était celle d’Abel ! Je n’en entendis pas davantage. J’étais toute vêtue, enveloppée de mon manteau et de mon voile,