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s’arrêta de nouveau épuisée. La même manœuvre fut répétée jusqu’à cinq fois. Nous ne savions plus que penser de ce va-et-vient continuel qui avait absorbé déjà une bonne partie de la nuit. Nous pensions qu’on attendrait le jour, et que pour alléger le train on nous ferait monter la côte à pied ; mais le mécanicien, ne perdant pas courage, fit un effort désespéré. Chauffant la machine, comme s’il s’agissait d’une gageure, bien au-delà du degré recommandé par la prudence et l’usage, prenant son élan de l’extrémité de la ligne, il parvint enfin à nous conduire jusqu’au sommet. La troisième et dernière branche du formidable Z n’offrait pas les mêmes obstacles, et vers deux heures du matin nous étions arrivés à Wasatch.

Malgré les fatigues de la journée, nous n’avions pu fermer les yeux ; ce fut à notre grande satisfaction que nous entendîmes le chef du train donner à haute voix l’avis qu’on ne se remettrait en route qu’à cinq heures et demie, et qu’il y avait des lits à l’auberge de la station. Il ajouta que ceux d’entre nous qui préféraient rester en wagon ne seraient pas dérangés avant cinq heures, moment de l’ouverture des bureaux pour la délivrance des billets de Wasatch à Omaha, et pour l’enregistrement des bagages. La nuit était noire, et le temps s’était refroidi. Nous nous trouvions sur un plateau d’une élévation considérable. Un vent glacial nous fouetta le visage lorsque nous sortîmes de voiture. Les deux côtés de la voie étaient bordées de maisons isolées les unes des autres, et dont la position ne nous était indiquée que par les lumières qui y brillaient. Nous avions présente à la mémoire la détestable réputation des gens de Wasatch, qui rivalisaient avec ceux de Corinne de débauche, de violence et de crimes. Toutes ces maisons que nous n’apercevions que d’une manière confuse devaient être des tripots et des cabarets. Nos compagnons de voyage, les ouvriers de l’Union, représentaient la mauvaise compagnie qui les fréquentait. Nous n’avions nulle envie de passer la nuit avec leurs semblables dans des maisons isolées, placées en dehors de toute surveillance, et nous préférâmes nous accommoder du peu de bien-être que nous trouvions dans les wagons.

Cependant il semblait écrit que nous n’aurions cette nuit-là aucun repos. A peine installés dans les lits improvisés sur les banquettes, nous reçûmes une forte secousse ; le train s’était mis en marche. Au bout de quelques minutes, il s’arrêta, puis il revint sur ses pas ; il s’ébranla de nouveau, et cette manœuvre se répéta jusqu’au jour à de courts intervalles. Les employés, harassés de fatigue et de fort mauvaise humeur, ne pouvaient ou ne voulaient donner l’explication de cet incessant va-et-vient. Le lendemain, nous apprîmes (et je ne doute pas que ce ne fût la véritable raison) que l’on était resté en mouvement pendant toute la nuit par crainte