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Mais la question change dès que l’on considère la propriété comme le fruit d’un travail, car alors il n’est plus permis à personne d’en disposer contre le gré de celui qui l’a créée. La propriété a son origine dans la liberté humaine, et elle s’en déduit logiquement par voie de syllogisme : si l’homme est libre, il peut disposer de ses facultés et de son travail, et doit par conséquent être le maître du produit de ce travail; il peut, s’il le veut, rester dans l’inaction; mais, s’il préfère créer des objets utiles, ces objets, qui contiennent des forces dépensées par lui, sont comme une émanation de sa personne et aussi inviolables que celle-ci. La loi n’a donc pas d’autre objet que de garantir à chacun la libre jouissance des choses qui lui appartiennent, et elle ne peut sans injustice, même dans un prétendu intérêt public, dépouiller les uns pour enrichir les autres. Devant cette définition si claire et si naturelle de la propriété, tous les systèmes socialistes, qu’ils viennent d’en haut ou d’en bas, s’évanouissent et ne laissent debout que le principe de la liberté individuelle, qui donne à chacun le droit de disposer comme il l’entend de son travail et des biens que ce travail peut lui procurer. Toute organisation artificielle de La société, si ingénieuse qu’elle soit, ne saurait approcher de l’organisation qui résulte du libre jeu des intérêts.

On aurait donc tort, comme on serait parfois tenté de le faire, de rire des divagations des socialistes modernes; elles dénotent dans les masses un malaise intérieur; elles sont l’expression d’aspirations longtemps refoulées. Opprimés pendant de longues années par la féodalité nobiliaire ou industrielle, privés de tout droit politique, n’ayant aucun moyen de se faire entendre, ceux qui n’ont d’autre ressource que le travail de leurs bras nourrissent contre les classes plus favorisées une défiance que justifie presque l’ancienne législation dirigée tout entière contre eux, et dont toutes les dispositions avaient en quelque sorte pour objet de les maintenir à jamais dans une situation précaire et subordonnée. Il importe avant tout de désarmer ces défiances en supprimant dans nos codes tout ce qui de près ou de loin peut rappeler qu’il a existé autrefois des classes privilégiées ; puis, quand l’égalité devant la loi sera devenue une vérité, il faudra que, par l’instruction rendue obligatoire, sinon gratuite, chacun soit mis à même de se tirer d’affaire, sache que son sort est dans ses mains, que, si la société lui doit le libre exercice de ses facultés, elle ne lui doit rien autre chose, et que son premier devoir à lui-même est de respecter la liberté d’autrui.


J. CLAVE.


C. BULOZ.