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manifeste de la manière la plus évidente dans certaines réunions ouvrières. Tous ceux qui ont souvent assisté, non aux discussions de la Redoute et du Pré-aux-Clercs, où la petite bourgeoisie dominait, mais aux séances de Belleville, et qui y sont entrés avec un esprit d’observation sérieuse, ont été vivement affectés par la composition et le recueillement de l’auditoire. Trois mille personnes, parmi lesquelles beaucoup de femmes avec de tout jeunes enfans sur les bras, cette foule réunie dans un même sentiment de fraternité et d’espérances, ce calme plein de sérénité, tout cet aspect extérieur démontre combien le socialisme s’est emparé des imaginations et des cœurs parmi les classes laborieuses. Ce n’est pas là un club, ce n’est pas une salle de conférences ou de discussions ; c’est presque un temple où se fonde une église nouvelle, où se prêche une révélation, où s’annonce une rédemption terrestre.

Dès les premiers jours de notre grande révolution, le socialisme fît son entrée sur la scène. Dès lors aussi il se mit à entasser contre la société nouvelle des griefs et des ressentimens qui, longtemps contenus, finirent par faire explosion. Notre grande réforme de la fin du XVIIIe siècle fut, à son origine, l’œuvre de la seule bourgeoisie. Dans les assemblées primaires réunies pour la convocation des états-généraux, les ouvriers, les simples artisans, ne trouvèrent aucune place. Les gradués, les titulaires de lettres de maîtrise, les contribuables payant un certain cens, purent seuls faire entendre leurs vœux. Les rancunes populaires ne tardèrent pas à se manifester. « Pourquoi, dit un pamphlétaire parisien, faut-il que 150,000 individus utiles à leurs concitoyens soient repoussés de leurs bras ? Pourquoi nous oublier, nous, pauvres artisans, sans lesquels nos frères éprouveraient des besoins que nos corps infatigables satisfont et préviennent chaque jour ? » Un autre rédige, — le mot est significatif et il est resté en faveur chez les ouvriers, — le Cahier du quatrième ordre. Un document plus lugubre et plus sinistre, ce sont les Quatre cris d’un patriote ; là se manifeste pour la première fois, croyons-nous, mais avec une sauvage énergie, ce dédain des institutions libérales et du régime parlementaire qui est devenu un des articles du code socialiste moderne. « Que servira une constitution sage à un peuple de squelettes qu’aura décharnés la faim ? Il faut vite ouvrir des ateliers, fixer une paie aux ouvriers, forcer le riche à employer les bras de ses concitoyens que son luxe dévore, nourrir le peuple, garantir les propriétaires de l’insurrection terrible et peu éloignée de 20 millions d’indigens sans propriété. » Plus explicite encore est le Cahier des pauvres, où sont exprimées en termes précis les principales exigences populaires : « 1° que les salaires ne soient plus aussi froidement calculés d’après les maximes meurtrières d’un luxe effréné ou d’une cupidité