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pour la première fois d’une certaine corruption introduite dans l’art par les grands artistes de la renaissance, principalement par Raphaël, corruption que ce dernier sut contenir dans de justes limites, mais qui, après lui, exerça librement ses ravages, et finit par enfanter ce qu’on a fort bien appelé l’art académique. Jusqu’à Raphaël, la peinture avait été surtout expression; le premier, il abusa de l’élément dramatique de la gesticulation, de la pantomime, de l’action scénique, du jeu des membres. Il a été très bien dit que la peinture était l’art dramatique par excellence; mais pourquoi est-elle dramatique? Est-ce seulement parce qu’elle permet de grouper plus facilement que la sculpture plusieurs personnages dans une action commune? Non, c’est parce qu’elle permet de faire apparaître l’âme humaine, qui est dramatique par essence, étant passion et mouvement. Et par quels moyens et quels organes l’âme parvient-elle surtout à jaillir au dehors? Par le mouvement des traits et par les yeux. Le jeu de la physionomie, surtout le regard, voilà donc le domaine propre de la peinture. Les anciens maîtres, de Giotto à Léonard, Léonard lui-même encore, ne s’y trompèrent pas : aussi firent-ils prédominer l’expression sur la pantomime; seulement Léonard s’écarte de cette tradition en ce sens qu’il cherche à établir un équilibre exact entre les diverses émotions de la physionomie et les attitudes corporelles qui leur correspondent naturellement. Les anciens peintres s’inquiétaient donc moins de l’attitude et de la pantomime qu’on ne l’a fait depuis Raphaël. En étaient-ils moins dramatiques pour cela? Nullement. La peinture, s’il s’agit de rendre les formes et les attitudes du corps, est inférieure à la sculpture; mais en revanche elle lutte en toute réalité avec la vie pour le langage du regard. Un corps reproduit par la peinture ne sera jamais qu’une image; mais deux yeux brûlans d’amour, de courroux, de piété, d’extase, sont aussi vrais sur la toile d’un grand maître qu’ils le sont dans la nature. Et cette vérité conserve éternellement sa singulière magie; au bout d’une heure de contemplation, les expressions de ces regards n’ont rien perdu de leur première vivacité. L’illusion ne s’est pas dissipée; au contraire, au bout de cinq minutes, elle s’est dissipée pour les attitudes et surtout pour les gestes. Quelque vivant que soit un geste reproduit par la peinture, il est comme figé par l’immobilité qui lui est imposée; mais il n’y a aucune immobilité dans l’expression du regard, et le fluide de la vie s’en échappe incessamment dans la peinture comme dans la réalité. La peinture peut donc faire le plus là où elle ne peut faire le moins; elle peut rendre visible l’invisible, c’est-à-dire l’âme, tandis qu’avec les corps opaques, si faciles à saisir en apparence, elle ne parvient qu’à faire apparaître leurs fantômes.