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l’âme populaire a été presque complètement étouffé, dit-il, par un prodigieux développement d’aspirations ayant pour objet exclusif les choses de ce monde. » La psychologie, même la plus superficielle, nous apprend qu’un tel état de l’âme populaire doit être gros de conséquences périlleuses. Il y a dans l’homme un instinct indomptable qui le pousse à se former un idéal de parfaite justice et de complet bonheur. Au milieu des inquiétudes, des épreuves et des abaissemens de la vie journalière, c’est un besoin impérieux que de se représenter dans l’avenir un monde où l’équité, la dignité et le repos ne seront jamais troublés. Cette irrésistible puissance de l’élément mystique, qui ne disparaît jamais, détournée de la contemplation des choses d’une autre vie, se porte avec violence vers une société terrestre idéale. A défaut des images et des souvenirs religieux, les rêveries socialistes viennent hanter le cœur de nos populations ouvrières. « L’espérance de la terrestre rédemption morale, intellectuelle et physique du genre humain[1]. » devient la croyance dominante, le refuge habituel où s’élance l’âme, froissée par les misères et les déceptions de la vie réelle. Dans les premiers temps du christianisme, un grand nombre d’esprits généreux attendaient dans un lointain avenir la formation d’une société plus parfaite où les principes de l’Évangile seraient appliqués selon la lettre et l’esprit. C’est ce que l’on appelait le millenium. Cette molle idée du paradis sur terre revit aujourd’hui pour nos classes laborieuses ; mais le peuple ne peut concevoir un idéal social sans user de toutes ses forces pour l’atteindre et en faire une réalité. Les rêveries se changent bientôt en tentatives. — Quelles puissantes racines ces aspirations ont poussées dans les imaginations et dans les cœurs, bien des passages extraits de nos poètes nous le disent mieux que toutes les dissertations philosophiques. « O peuples des siècles futurs, s’écrie Alfred de Musset dans la Confession d’un enfant du siècle, ô peuples des siècles futurs, lorsque, par une chaude journée d’été, vous serez courbés sur vos charrues dans les vertes campagnes de la patrie, lorsque, essuyant sur vos fronts tranquilles le saint baptême de la sueur, vous promènerez vos regards sur votre horizon immense, où il n’y aura pas un épi plus haut que l’autre dans la moisson humaine d’hommes libres, quand vous remercierez Dieu d’être nés pour cette récolte, pensez à nous qui ne serons plus… » Il ne faudrait pas feuilleter longtemps les œuvres d’Henri Heine pour y découvrir nombre de passages empreints du même esprit et de la même inspiration. Ce caractère pour ainsi dire religieux des croyances socialistes se

  1. Corbon, le Secret du peuple de Paris, p. 311.