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ainsi qu’il employa son temps pendant les six années qui s’écoulèrent entre son retour en Amérique et la mort de son père, survenue en 1862. Il déploya tant de persévérance et d’activité qu’à la fin, paraît-il, don Carlos Lopez prit quelque ombrage des manœuvres de son fils. Au Paraguay, dans un pays où les jésuites ont exercé une si longue et si puissante influence, il n’est pas étonnant que l’espionnage soit devenu le grand ressort de la politique intérieure, et que l’héritier du pouvoir, nous dirions de la couronne s’il ne s’agissait d’une république, ait été l’objet d’une surveillance spéciale. Le vieux Lopez ne s’en rapportait entièrement à personne ; il faisait chez son fils les visites, on pourrait dire les descentes les plus imprévues, à toute heure du jour et de la nuit, prenant ses précautions pour ne pas être annoncé, défendant aux serviteurs et aux aides-de-camp de faire savoir qu’il entrait dans la maison, tombant comme une bombe dans le cabinet de son fils, s’emparant des papiers et les parcourant avec une ardeur inquiète, comme s’il eut dû y trouver la trace de quelque perfidie. Hâtons-nous d’ajouter qu’il ne put jamais rien découvrir de compromettant, et que les ennemis les plus déclarés du maréchal Lopez n’ont jamais osé l’accuser d’avoir fourni le plus léger prétexte à l’humeur soupçonneuse de son père.

Devenu à son tour maître du pouvoir, il dépensa encore presque deux ans à perfectionner son attirail de guerre, puis, un jour du mois de décembre 1864, se croyant enfin prêt, il commença d’agir. On raconte qu’au moment d’ordonner la saisie du paquebot brésilien le Marquès-de-Olinda, saisie qui fut le premier acte des hostilités, il hésita longtemps, et ne se décidait à donner l’ordre fatal qu’en se répétant à lui-même : « Jamais je ne serai mieux en mesure, jamais je ne trouverai une occasion plus favorable. »


II.

Lopez croyait être en mesure parce qu’il avait organisé une armée de plus de 80, 000 hommes, tandis que les adversaires qu’il allait liguer contre lui n’avaient pas alors le quart de ce nombre de soldats à lui opposer, parce que dans ses magasins, sur les remparts d’Humayta, de Curupayty, etc., il avait plus d’armes et de munitions que l’on n’en aurait certainement pu trouver dans les places fortes ou dans les arsenaux réunis du Brésil, de la confédération argentine et de la république de l’Uruguay. Dans les deux derniers de ces états, il n’existait pas de troupes régulières, il y avait seulement des milices, et au Brésil, pour faire la garde et la police d’un territoire égal aux cinq sixièmes de l’Europe, il n’y avait alors