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vail esclave, et sommé le gouvernement de prendre les mesures nécessaires pour développer dans l’Inde la culture du coton. Il ne s’arrête pas à cette juste récrimination ; ne songeant qu’à l’avenir, il prouve que la substitution du travail libre au travail esclave en Amérique est le seul moyen de prévenir à jamais la disette, et il n’est pas moins décisif lorsqu’il démontre que l’intérêt politique de l’Angleterre au maintien de la république américaine est d’accord avec son intérêt industriel et avec l’intérêt moral.

Trop de gens étaient impatiens de voir crever « cette bulle de république » pour qu’on prêtât l’oreille à de pareilles idées. « Il faut que la séparation s’opère, autrement dans cinquante ans l’Amérique ferait la loi à toute l’Europe, » tel était le sentiment dont presque tous les journaux et tous les orateurs se faisaient les interprètes. M. Bright s’appuya sur une autre partie de l’opinion qu’il trouvait mieux disposée. La plupart de ses discours sur cette question ont été prononcés dans des meetings populaires, à Rochdale, à Birmingham, à Londres, et il ne faut pas croire qu’ils soient pour cela moins travaillés, moins modérés ni moins élevés. Il prend la question sous toutes ses faces, mais il s’applique surtout à dégager des mensonges dont on est parvenu à la couvrir la vérité vraie ; puis, les préventions une fois dissipées, il s’efforce de faire aimer cette grande république, « la patrie intellectuelle de ceux qui souffrent, » et il ne craint pas de manquer aux devoirs du patriotisme en opposant les grandeurs et les libertés de l’Amérique aux préjugés et aux privilèges dont la libre Angleterre traîne la chaîne à son pied. Après avoir demandé qu’au moins on ne se montre pas hostile, il ose davantage : en présence d’un si grand intérêt pour la civilisation, il interdit au cœur et à la raison de rester neutres.

Je crains bien que, si M. Bright n’était pas aujourd’hui ministre, de sages esprits, un peu trop amoureux de la correction, ne fussent tentés de voir là moins la conduite d’un vrai politique que les procédés d’un agitateur ou même d’indignes flatteries adressées aux passions de la foule. Ils seraient dans l’erreur, M. Bright ne flatte pas, et je me permettrai d’affirmer qu’en s’appuyant sur l’opinion populaire, en encourageant les sympathies de la foule pour l’Amérique, il a fait l’acte le plus politique de sa vie. On ne songe pas assez que la division de l’opinion anglaise a seule peut-être sauvé l’Angleterre d’une guerre désastreuse, et dont les suites ne sauraient être calculées. On oublie à quel degré l’excitation des esprits était parvenue. Le ministère réussit à garder assez de réserve pour ne pas céder à l’entraînement général, mais ses dispositions étaient connues : c’étaient celles de toutes les classes élevées ; il y eut tel moment, par exemple au lendemain de l’arrestation des envoyés du sud à bord du Trent, où la prudence fut près de l’abandonner. On put