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ORATEURS DE L’ANGLETERRE.

à les juger avec la faible intelligence départie aux mortels, vous ne devez plus attendre qu’une récolte de coton considérable ou même suffisante pour vos manufactures vous vienne jamais du travail esclave. »

Tout en s’exprimant avec réserve, M. Bright n’a jamais hésité sur les questions capitales. À quoi peut-il être redevable de la chance rare de ne s’être jamais trompé ? Il la doit sans doute à l’habitude d’écouter avant tout le bon sens, « ce maître de la vie humaine, » qui seul enseigne l’art de conjecturer ; mais il la doit encore à une inspiration non moins sûre, celle du sentiment moral. Il croit au triomphe pénible, mais certain, du bon droit, à l’existence dans l’homme d’un instinct que la civilisation développe, et qui, lui faisant traverser l’erreur, l’achemine sûrement vers la justice. Il n’est pas de ceux qui font consister la pénétration politique uniquement à se défier des hommes. Cette foi dans un gouvernement moral des choses humaines est ce qui l’a soutenu, presque seul, contre tout le monde, ou du moins contre ceux de sa classe, dans sa campagne en faveur de l’Union américaine. Ce sujet, il est vrai, lui tenait au cœur ; il s’agissait d’un pays qu’il aime, qu’il admire, qu’il offrirait volontiers comme un idéal aux sociétés nouvelles ; mais aussi il avait contre lui bien des préjugés, des sophismes, des rancunes, des intérêts : il avait contre lui le ministère et le public, les journaux et les chambres. Jamais question plus simple n’avait été plus perfidement embrouillée, et jamais plus d’ombre répandue à dessein sur la vérité. Quelques-uns trompaient sciemment, le plus grand nombre se laissait sottement tromper. On en était venu à ne voir dans la sécession qu’une affaire de rivalité entre états, presque une lutte de préséance, puis une simple question de tarifs : le sud était, disait-on, ruiné par le nord. Rien de plus admirable que l’art avec lequel M. Bright dissipe ces sophismes, fait éclater les vraies causes de la lutte, qu’on s’attachait à cacher justement parce qu’elles sautaient aux yeux. Et quant aux dispositions d’où procèdent ces erreurs et ces sophismes, il ne s’y trompe pas, il les dénonce crûment ; c’est, sous mille formes, l’intérêt, et non pas celui du pays, mais celui d’une classe qui méconnaît cyniquement la morale et l’humanité.

Certes, au moment où la disette du coton réduisait dans le Lancashire un demi-million d’hommes à la faim, il était dur de déclarer que le maintien de l’Union, même au prix d’une longue guerre, était dans l’intérêt de l’Angleterre. Ses adversaires avaient alors beau jeu contre M. Bright. Eh bien ! jamais il n’a été plus triomphant. Il pouvait se faire honneur de sa prévoyance lorsqu’il rappelait qu’il avait, quinze années auparavant, signalé le premier à l’industrie anglaise le danger qu’il y avait pour elle à se reposer sur le tra-