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la part du sud et tant de désarroi dans le nord, on s’imagina que la séparation s’effectuerait à peu près pacifiquement. On ne croyait pas à la guerre, et l’on jouissait d’un événement où l’on trouvait deux avantages également précieux : convaincre la grande république d’être faible et incapable de se défendre, continuer à recevoir en abondance, et désormais sans perturbation possible, le coton, aliment des manufactures. L’illusion fut courte. Lorsqu’on vit le nord commencer la guerre, confiant dans sa force et dans son droit, on s’irrita. Des gens qui n’auraient pas eu assez de railleries contre lui, s’il avait cédé sans combat, feignirent l’indignation, et lorsque M. Bright embrassa résolument la cause abandonnée de l’Union, les mêmes personnes crièrent au scandale.

Je ne puis m’empêcher ici d’être frappé, chez M. Bright, d’un bonheur qui a manqué à bien des politiques, même parmi les plus illustres : jusqu’à présent, il ne s’est trompé dans aucune grande question. La liberté du commerce, l’extension du droit du suffrage dans le peuple, la suppression de l’église d’Irlande, la destruction de l’esclavage, le maintien de l’Union américaine, sur tous ces points les faits sont venus successivement justifier ses prévisions et donner raison à sa conduite. Il a rencontré le vrai sans avoir prétendu au don de prophétie, ce qui est pourtant un ridicule assez commun chez les hommes d’état. Combien en avons-nous vus, combien en connaissons-nous encore de ces prophètes, et de combien d’espèces ! Il y a ceux qui croient à ce qu’ils annoncent et ceux qui n’y croient pas, ceux qui enveloppent leurs oracles d’une obscurité savante de manière à avoir sûrement raison, quoi qu’il arrive, et ceux qui précisent hardiment et qui se trompent toujours sans être jamais déconcertés. Il y a encore les pessimistes, et c’est la classe la plus commune, qui ne prédisent que catastrophes, les optimistes, qui promettent le salut jusqu’au milieu de la ruine, et ce sont les plus amusans. Combien, depuis Napoléon Ier et Chateaubriand, avons-nous entendu de ces prédictions tombées d’une bouche illustre et qui ne se sont pas vérifiées ! Il n’y a pas vingt-cinq ans qu’un homme d’état s’écriait : « Le suffrage universel n’aura jamais son jour, » et moins de trente ans se sont écoulés depuis qu’un autre, s’opposant à l’établissement des chemins de fer, les déclarait « bons pour les marchandises, mais mauvais pour les voyageurs. » Le hasard, la présomption, l’ignorance, expliquent ces témérités de langage. Tout homme d’état devrait, pour apprendre la tolérance et la modestie, s’imprimer dans l’esprit ces sages paroles de M. Bright en 1862 : « je sais que tout ce qui n’est pas absolument impossible peut arriver, que par conséquent les choses peuvent prendre un cours différent de celui qui me paraît vraisemblable ; je dis seulement qu’à voir les faits que nous connaissons et