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ORATEURS DE L’ANGLETERRE.

semblaient faire parade quelques-uns de ses membres, il flétrit leur sécurité insolente. « Personne, dit-il, ne suppose que le gouvernement ait voulu étendre sur le pays ce linceul de douleur ; mais on a le droit d’attendre qu’en un sujet dont les conséquences peuvent être horribles pour la nation et pour chaque individu tous les ministres montrent la gravité convenable. » Ce jour-là, lord Palmerston dut baisser la tête ; son génie humilié fut réduit à se taire devant une moralité qu’il ne connaissait pas.

C’est le même jour que M. Bright prononça ce mot : « je ne suis pas un homme d’état, » aveu qu’on s’est empressé de lui rappeler lorsqu’il est entré au ministère, et que beaucoup de personnes seraient tentées peut-être, sur ce que j’ai dit, d’entendre à la lettre. Si la principale partie de l’homme d’état consiste à prendre ses semblables tels qu’ils sont à l’heure présente, à gouverner avec leurs erreurs en y cédant, et à obtenir coûte que coûte un résultat immédiat, l’homme qui rompt en visière à leurs préjugés et qui sait attendre, en s’attachant à préparer de loin une révolution d’opinion, n’a pas droit à ce titre. Si l’homme d’état est celui qui renonce à l’ambition de résoudre les questions, qui se contente de gagner du temps, qui vit au jour le jour, léguant à l’avenir le soin d’en finir ou de lutter encore avec les difficultés qu’il élude, M. Bright, qui aurait voulu, lui, une solution héroïque de la question d’Orient, n’est pas un homme d’état ; mais si le génie politique consiste surtout à proportionner l’effort au résultat possible, à calculer les chances et à prévoir, on ne peut le refuser à M. Bright. La Turquie n’a pas été régénérée, fortifiée, affranchie ; la protection dont elle ne peut se passer s’est appesantie sur elle. La puissance russe n’est pas détruite, et si elle se gouverne avec plus de mesure, elle n’a pas cessé pour cela d’être menaçante en Orient. La question est toujours agitée et nous agite toujours. M. Bright ne s’est donc pas complètement trompé ; on commence du moins à s’en douter dans son pays.

Sa position isolée avait fait de lui une sorte de paria politique. La députation envoyée par les quakers à l’empereur Nicolas pour solliciter la fin de la guerre au nom du Dieu de paix l’exposa, quoiqu’il fût étranger à cette démarche, aux railleries de ses adversaires. Il essuya sans s’émouvoir les plus folles imputations. Aux élections de 1857, il fut frappé d’ostracisme avec MM. Milner Gibson, Cobden et plusieurs autres ; mais il fut élu la même année à Birmingham. Cette leçon ne l’avait pas changé, et lorsque la guerre de la sécession éclata, on ne le trouva pas moins intrépide dans sa résistance à l’erreur publique.

La rupture des États-Unis d’Amérique causa tout d’abord en Angleterre une satisfaction sans mélange. À voir une telle audace de