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l’examen et que fortifiait à ce moment une antipathie violente contre la Russie. Lorsqu’il osa s’élever contre cette puissance d’opinion, M. Bright n’espérait pas en triompher. Le torrent était trop fort pour qu’il se flattât de le détourner ; mais il pouvait signaler le péril, et il n’hésita pas. La guerre était déjà déclarée quand il intervint, l’esprit en proie à de sombres prévisions et le cœur navré. On admire chez Démosthène tel récit d’ambassade où chaque mot est une passion ou un argument ; M. Bright est presque aussi beau lorsqu’il expose, avec sa lucidité habituelle, la suite des négociations depuis l’origine, lorsqu’il montre que la guerre pouvait être évitée, et que, de la part du gouvernement anglais, chaque démarche indique la faiblesse, la sottise ou la duplicité. Quant au but poursuivi, il s’efforçait d’établir qu’on s’attachait à prévenir un danger chimérique, à refouler un fantôme de puissance qui ne pouvait rien contre l’Europe, qu’on entreprenait vainement de soutenir un empire condamné, oppressif, avili, ennemi dans tous les temps et à jamais incapable de toute civilisation, qu’on s’efforçait de le soutenir contre un gouvernement non moins despotique, il est vrai, mais non pas inaccessible aux principes du progrès véritable. Son raisonnement était moins contestable encore lorsque, se plaçant sur un terrain différent, il établissait qu’on prétendait maintenir une chose qui n’existe pas, qui n’exista jamais, une combinaison illusoire, aussi impossible que le mouvement perpétuel, à savoir l’équilibre des états, car l’équilibre ne dépend ni du nombre des habitans, ni de l’étendue des territoires, ni même des forces maritimes et militaires, mais de mille causes intérieures sur lesquelles on ne peut rien. En somme, on allait encore une fois prodiguer la richesse et la vie humaine, imposer au pays d’immenses sacrifices pour un client digne de mépris, pour un intérêt que personne ne définissait avec précision, en vue d’un but qu’il était impossible d’atteindre.

Il y a des temps de prévention universelle où la Vérité même ne trouverait pas audience, et d’ailleurs on ne manquait pas de réponses plausibles aux objurgations de M. Bright. Il le sentait, et pourtant sa voix s’éleva, solennelle et menaçante, en toute occasion, pour hâter la fin d’une lutte meurtrière. On se souviendra longtemps de cette soirée où, peu de temps après Balaklava et Inkerman, décrivant le deuil qui avait pénétré dans tant de maisons, comptant les vides que la mort avait faits jusque dans les chambres et attachant un regret funèbre au nom de chacun de ses collègues tombés sur le champ de bataille, il obtint un succès bien rare dans les assemblées parlementaires en arrachant des sanglots à tous les cœurs ; puis tout à coup il opposa aux calamités que l’imprudence du ministère avait attirées sur la nation la légèreté dont