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ORATEURS DE L’ANGLETERRE.

que la liberté est le plus savant des médecins, il sait aussi que la liberté, comme la terre, a besoin de temps, et la situation présente n’admet point de retard. Il voudrait donc qu’une commission parlementaire fût chargée de traiter de gré à gré avec les propriétaires à des conditions capables de les tenter, et qu’elle revendît les propriétés acquises de cette manière par lots payables en annuités. Cette idée du moins repose sur la liberté des contrats, sur le respect de tous les droits, et M. Bright l’expose avec un détail qui prouve la maturité de sa pensée et sa sincérité.

Quels changemens les circonstances et la discussion y apporteront-elles ? M. Bright n’est pas un esprit qui abonde dans son propre sens, quoiqu’il ne soit pas exempt d’impatience. Pendant qu’on discutait à la chambre des lords le bill relatif à l’église établie, il ne put s’empêcher d’exprimer, dans une lettre rendue publique, son sentiment sur la conduite de cette chambre, sur son imprévoyance et son peu de sagesse. La lettre fit du bruit ; c’était la seconde fois depuis son entrée au ministère que M. Bright sortait de la correction officielle. L’inopportunité d’une résistance absolue peut lui arracher un mouvement de cette nature ; mais il n’est pas entêté dans ses idées. D’ailleurs la résistance sera-t-elle aussi vive qu’on le croit ? Ne verra-t-on pas l’aristocratie, devenue plus facile, laisser porter une seconde fois la main sur l’arche sainte, se prêter en Irlande au mariage du paysan et de la terre, qu’elle a regardé jusqu’à présent comme une mésalliance ? Il faudra bien qu’elle ce le ; on ne peut disconvenir cependant que cette réforme intéresse directement l’aristocratie anglaise : sua res agitur. Serait-il dans l’ordre du destin que l’Irlande se vengeât des souffrances que lui a infligées le privilège aristocratique en y introduisant un germe de destruction et en préparant la ruine de ce privilège jusqu’en Angleterre ?


III.

Il n’est jamais sans danger pour un orateur populaire d’avoir à combattre un grand entraînement national. Ce danger, M. Bright l’a plusieurs fois affronté. Il s’est élevé contre les paniques produites à diverses reprises chez nos voisins par les projets qu’on prêtait au gouvernement français, et rien, comme on sait, n’est plus désagréable au peuple que d’entendre traiter ses terreurs de visions absurdes. Il s’est élevé avec obstination contre la guerre de Crimée, au risque d’encourir quelque chose de l’impopularité qui s’attachait à la Russie. Enfin il est resté le champion de l’Union américaine et des états du nord, lorsque tant de gens se flattaient d’en avoir fini avec ce fantôme incommode.