Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 85.djvu/980

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
974
REVUE DES DEUX MONDES.

démontrées insuffisantes, on recourait à un argument suprême, le plus insolent de tous : on niait les griefs. L’Irlande n’avait-elle pas les mêmes lois que l’Angleterre et l’Ecosse ? Et si ces lois n’empêchaient pas ici la prospérité de s’accroître, comment auraient-elles produit là tant de misères ? Mais les crimes qui jetaient l’épouvante parmi les propriétaires, les agitations incessantes, les tentatives désespérées comme celles des fenians, ne permettaient plus l’illusion ; il fallait bien reconnaître que tant de soupirs qu’on voyait, comme dans la description du Dante, « crever à la surface du lac désolé, trahissaient les souffrances des damnés qui étaient au fond. »

Ed anche vo’che per certo credi
Che sotto l’acqua ha gente che sospira
E fanno pullular quest’acqua al summo.

En 1868, le moment d’accuser était passé ; il fallait se défendre, et M. Bright ne marchandait pas plus alors qu’il ne l’avait fait en 1847 au gouvernement les pouvoirs nécessaires pour maintenir l’ordre ; mais il n’avait jamais admis que la compression fût un moyen naturel de gouverner, ou du moins il trouvait vulgaire et méprisable ce procédé qui permet « au pouvoir civil de ronfler à l’aise quand le soldat travaille pour lui. » Il soutenait qu’en réprimant il faut au moins imiter cet empereur chinois qui, après avoir écrasé une insurrection, s’humiliait devant son peuple, et lui demandait pardon des fautes par lesquelles il l’avait poussé à la révolte. Il fallait maintenant sonder les plaies et s’appliquer à les guérir. Combien d’imputations n’a-t-il pas encourues ! Que de fois ne s’est-il pas entendu dénoncer comme un ennemi de la religion et de la propriété ! Il n’a pas fléchi ; il a continué de signaler le mal et d’indiquer le remède en toute occasion, à la chambre, dans les banquets, dans les meetings ; il a triomphé enfin du préjugé public et des répugnances les plus invétérées.

La suppression de l’église établie d’Irlande était un acte de justice, il était aisé de le démontrer ; mais cela ne suffisait pas, car il y a des injustices si intimement unies au réseau vivant de l’organisme politique, qu’à vouloir les supprimer il semble qu’on va mettre l’existence du corps social en péril. Telle n’était pas l’église d’Irlande, et pour le faire sentir M. Bright montrait par des raisons évidentes qu’elle avait manqué entièrement le but de son institution : bien loin d’entamer le catholicisme, elle l’avait exalté jusqu’au fanatisme ; au lieu de faciliter ou de resserrer l’union des deux peuples, elle avait fait de la séparation un abîme. Alors s’élevait une objection : la suppression de l’église d’Irlande serait un exemple grandement à redouter pour l’Angleterre ; une voie périlleuse était ouverte par là,