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idées sur lesquelles reposent les sociétés civilisées, telles que le sentiment du droit et l’expérience les ont peu à peu constituées. Il s’agit de transporter ces idées dans le gouvernement de l’Inde, et c’est à quoi M. Bright s’est appliqué non-seulement avec une suite admirable, mais avec un sentiment pratique, une connaissance du détail et des difficultés, une prévoyance des périls, qui font de ces discours une école de bon sens et des chefs-d’œuvre de discussion. Les événemens ne lui ont donné que trop raison ; mais il n’a pas usé de récriminations, et cet orateur, dont l’indignation est si redoutable, n’est pas sorti des bornes de la modération. En s’abstenant de déclamer, il ne put toutefois s’empêcher de rappeler au gouvernement anglais la responsabilité qui pèse sur lui. « Dans ces vastes régions, il y a des millions d’hommes désarmés et sans ressources, privés de leurs anciens chefs, qui lèvent avec un faible reste d’espérance les yeux vers la puissance irrésistible et partout présente qui les a subjugués. Je vous adjure en faveur de ce peuple,… et si vos cœurs sont de fer contre ces infortunés, si rien ne peut exciter en vous un sentiment de sympathie pour leurs misères, ayez pitié du moins de vos compatriotes ; soyez sûrs que peu d’années passeront avant que l’état de choses qui existe dans l’Inde devienne sérieux pour vous. Je souhaite que vous ne fassiez pas voir au monde que, si vos pères ont su conquérir ce pays, vous êtes, vous, incapables de le gouverner. » Malgré cela, les réformes ont été lentes à s’accomplir ; les choses en sont à peu près où elles étaient lorsqu’il prononçait ces paroles. L’obscurité qui en 1833 couvrait aux yeux inquiets de Macaulay l’avenir de la domination anglaise n’a fait que s’épaissir. Le gouvernement, toujours le même dans son esprit, prépare-t-il à l’Inde et à l’Angleterre de nouvelles épreuves ? Il faudrait bien, si de mauvais jours revenaient, se résigner enfin à la justice, et il sera pour y arriver difficile de s’écarter beaucoup de la voie que M. Bright a indiquée.

On est souvent exposé à confondre le bien dire avec l’éloquence, l’homme simplement disert avec le véritable orateur politique ; mais il y a des momens où cette confusion n’est pas possible. Lorsque des périls prochains et graves jettent le trouble dans les esprits, il ne s’agit plus pour l’orateur de faire montre de son talent ou de sa force, ni de vaincre ses adversaires. Celui qui dans le trouble général conserve le plus de sang-froid, de résolution, de ressources, qui dit nettement ce qu’il faut faire et le dit de manière à calmer les craintes et à retenir les impatiences, qui excite et qui rassure en même temps, est le seul éloquent. M. Bright, qui avait déployé ces qualités dans la question de l’Inde, les a montrées à un degré supérieur encore en 1868 dans celle d’Irlande. On peut dire sans exa-