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pulation innombrable, ne forment guère d’établissement sans esprit de retour. Quoi que fasse l’Angleterre, tout le monde regarde comme certain qu’elle devra tôt ou tard renoncer à cette possession, si elle ne veut pas qu’elle lui échappe. Heureuses l’Angleterre et les populations de l’Inde si celles-ci emportent alors, pour prix du long asservissement qu’elles subissent, quelques germes de civilisation !

Toutefois, à côté de ces différences, on aperçoit d’assez grandes analogies dans les conditions de l’Irlande et de l’Inde. On trouve également à l’origine de la domination anglaise sur ces deux pays une conquête accompagnée d’extrêmes violences, et dont les suites persistantes s’opposent jusqu’à présent, non pas seulement à la fusion, mais à la réconciliation des gouvernans et des gouvernés. Ce n’est pas tout encore. Lorsqu’on regarde aux modifications produites dans l’état social par cette double conquête et à l’esprit du gouvernement qu’elle a fondé, ces deux pays semblent ne travailler et pour ainsi dire n’exister qu’au profit d’une classe privilégiée, ici d’une aristocratie terrienne à laquelle s’ajoutait hier encore une aristocratie ecclésiastique, là d’une classe de fonctionnaires que l’aristocratie choisit, patronne et recrute en grande partie dans son sein. La question est donc fort analogue pour ces deux pays et présente des difficultés de même nature. Il s’agit de ménager et de consommer entre les maîtres et les sujets, entre les conquérans et le peuple conquis, un accord nécessaire ; il s’agit de ramener au principe de justice un gouvernement issu de la force, une administration fondée jusqu’ici sur l’antagonisme des races, sur l’orgueil et les rancunes d’une puissance qui s’irrite de se sentir toujours contestée ; il s’agit de faire disparaître de l’état social des iniquités qui choquent à la fois la politique et l’humanité. Telles sont les idées dont M. Bright s’est fait l’organe dans plusieurs discussions sur l’Irlande et sur l’Inde auxquelles les circonstances ont donné souvent un intérêt tragique. Il a joué dans ces discussions un rôle prédominant, il s’y est acquis une autorité qu’on peut dire sans rivale, et s’il n’a pas obtenu au profit de l’Inde le succès qui a couronné ses efforts en faveur de l’Irlande, il n’en a pas moins, soutenu la lutte avec la même énergie et ne s’est pas moins inspiré des mêmes principes.

Le gouvernement anglais dans l’Inde porte avec la dernière évidence la marque du génie aristocratique. Il n’a pas la rudesse du gouvernement militaire qui caractérise notre domination en Algérie, bien qu’après tout il repose aussi sur la force et la crainte ; mais, au lieu de s’afficher, la force s’efface, l’armée disparaît. Il se compose d’un corps de fonctionnaires civils largement payés, qui offre aux cliens et aux cadets de l’aristocratie une ressource assurée. Ces