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ORATEURS DE L’ANGLETERRE.

de l’Angleterre est attaché à l’émancipation du sol et à une meilleure répartition de la propriété.

Il est facile d’imaginer ce que ces idées causèrent d’indignation, sincère ou feinte, chez une certaine classe la première fois qu’elles furent exposées, en 1863 et 1864, dans la langue retentissante et franche de M. Bright. Le scandale fut grand ; on y vit l’indice d’un complot contre la propriété. M. Bright n’a pas l’habitude d’être ménagé par ses adversaires ; peu d’invectives et d’imputations lui ont été épargnées, et d’ordinaire il ne s’en émeut pas. Cependant en 1864 le Times, dépassant toute mesure, accusa MM. Cobden et Bright de menées communistes. « Supposez, répondait M. Bright, que l’écrivain de ce journal eût accusé Adam Smith, le grand apôtre de l’économie politique, d’approuver la piraterie, ou Jean Wesley d’encourager l’ivrognerie et de prêcher l’impiété, cela ne serait pas plus extraordinaire que de nous accuser, M. Cobden et moi, de je ne sais quelles pensées de violences agraires, de je ne sais quels projets de prendre la propriété des uns pour la distribuer aux autres. » Puis, saisissant l’occasion pour s’expliquer sur le Times, il flétrit « l’athéisme pratique de cette feuille sans vergogne, » et il la déclara le fléau de l’esprit public en Angleterre. Le Times eut lieu de regretter son imprudence ; mais il avait été plus injuste encore qu’imprudent. La vérité est qu’aux yeux du plus modéré des Français les réformes demandées par M. Bright n’ont rien d’excessif. Que demandait-il en effet ? L’abolition du droit de primogéniture et du régime des substitutions. Il n’entendait même pas que la loi portât la moindre atteinte à la liberté testamentaire ; ce qu’il voulait, c’est que cette liberté, mal comprise, n’allât pas jusqu’à ôter aux vivans le libre usage du sol qu’ils sont chargés de faire fructifier et de transmettre en bon état aux générations suivantes ; c’est que, lorsqu’un homme meurt intestat, la loi, interprète de l’équité naturelle, partageât entre ses enfans sa propriété réelle, comme elle partage dès à présent sa propriété personnelle. Il y a plus encore : il n’espérait pas que cette législation nouvelle, dont l’effet pouvait être si aisément empêché par la prévoyance du génie aristocratique, eût la puissance de modifier immédiatement la répartition de la propriété et de couper court à l’accumulation du sol dans un petit nombre de mains. Non, ce qu’il espérait avant tout, c’était une modification de l’opinion. La loi ne régit pas seulement les actions, elle gouverne aussi les esprits ; elle n’est pas seulement une règle, elle est encore une puissante éducatrice ; elle exerce sur les intelligences une autorité salutaire ou funeste selon qu’elle parle le langage de la raison ou qu’elle le méconnaît, mais une autorité irrésistible. Que la loi cessât de sanctionner le mal, de