Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 85.djvu/968

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
962
REVUE DES DEUX MONDES.

les idées que la civilisation fait partout prévaloir. Par la constitution aristocratique de la propriété, elle semble avoir quelque chose de féodal ; par l’importance politique de l’église établie, elle garde je ne sais quoi de théocratique, et ces deux institutions se trouvent associées à la liberté la plus étendue et aux garanties politiques les plus précieuses. Ce mélange de privilèges surannés avec le respect inviolable de certains droits, cette immobilité dans des traditions condamnées partout, abandonnées presque partout, avec la vie publique la plus intense et la plus large liberté de discussion, lui font revêtir, aux yeux des autres peuples et surtout aux nôtres, un caractère en quelque sorte paradoxal. Elle nous paraît, ici, en tête de la civilisation, là, traînant encore les entraves du passé. Elle est un scandale et une énigme. Elle force l’admiration, elle déconcerte la sympathie. Elle offre le spectacle de tous les extrêmes dans l’opulence et dans la misère. Elle excite l’enthousiasme par le plus noble développement de l’individu dans une région de la société, et l’horreur par sa complète abjection dans une autre. Cependant ces deux institutions qui vous paraissent si choquantes ont pour elles le temps et l’histoire ; elles sont protégées non-seulement par l’intérêt qu’ont les classes conservatrices à les défendre, mais aussi par le respect héréditaire dont la nation les entoure. Pour en obtenir la transformation, il faut triompher de tout cela.

M. Bright ne s’est pas laissé intimider. Il leur a déclaré la guerre, non pas en leur opposant quelque système artificieusement combiné ni en invoquant des principes abstraits, mais au nom de la sagesse et de la sécurité, du bon sens et du véritable esprit de conservation. Que voudrait-il donc ? En ce qui concerne la distribution du sol, le but qu’il poursuit est de créer en Angleterre une classe moyenne de propriétaires et de fermiers qui n’existe pas aujourd’hui. Cette classe, il la regarde comme un élément constitutif et nécessaire à tous les points de vue dans une nation bien équilibrée : au point de vue politique, car une telle classe, attachée à l’ordre par les biens dont elle jouit, ouverte par la médiocrité de sa fortune à l’idée des réformes que la justice commande, est le lest et le gouvernail de la société ; au point de vue moral, parce qu’il est bon que la terre appartienne à celui qui la féconde de ses sueurs, et plus encore parce que l’existence de cette classe rendrait au travailleur l’espérance, première condition de la moralité, sans laquelle l’homme glisse sur la pente d’une dégradation inévitable ; au point de vue économique enfin, car elle est le seul moyen de retenir le paysan dans les campagnes par l’appât d’un travail abondant et d’une juste rémunération, et de l’empêcher d’aller grossir dans les villes la masse effrayante du paupérisme. M. Bright estime donc que l’avenir