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par les lois qu’elle avait faites, mourir d’inanition sur la charrue et sur le métier. Les gouvernemens les plus rétrogrades du continent étaient sûrs de trouver en elle une fidèle alliée. C’est cette année-là que John Bright, qui avait alors vingt-quatre ans, se rencontra pour la première fois dans une visite d’affaires avec M. Cobden à Manchester. Il se forma dès ce jour entre eux une amitié que la mort seule de M. Cobden a dénouée. Tout le monde sait ce que l’amitié de ces deux hommes, devenue bientôt une indestructible alliance, a produit. Portés, par leur activité et par leur talent, à la tête de la ligue établie en 1839 pour obtenir la diminution des tarifs et la suppression des lois sur les céréales, ils ont renversé un système qui condamnait le peuple à une misère éternelle. Je n’entrerai pas dans des détails trop connus ; je ne puis que rappeler en passant cette lutte de six années où l’énergie, doublée par le sentiment du droit, la puissance de la parole au service du bon sens et de l’humanité, l’efficacité d’un labeur continu que la lenteur des succès obtenus ne décourage pas, l’emportèrent à la fin contre toute espérance. La lutte se termina, en 1846, par la conversion pathétique d’un grand ministre, Robert Peel, dévoué jusqu’alors aux intérêts de l’aristocratie. Cédant à l’évidence, il y puisa tout à coup la force de braver les clameurs de son parti et le reproche de trahison. Lorsque cette victoire fut remportée, M. Bright était entré depuis trois ans à la chambre des communes pour la ville de Durham : elle l’avait élu sans le connaitre, sur la foi des services qu’il avait rendus à la ligue. Le lendemain du jour où Robert Peel exposa devant ses anciens amis indignés les raisons qui avaient déterminé son changement, M. Bright eut l’occasion de prendre la parole. « Vous accusez, dit-il, le premier de trahison. Il me siérait mal d’oser le défendre après le discours digne d’une éternelle admiration que vous avez entendu la nuit dernière. Je le suivais hier des yeux lorsqu’il retournait dans sa demeure, et pour la première fois j’enviais les sentimens qu’il devait éprouver. Ce discours circule à cette heure par millions d’exemplaires dans le royaume et dans le monde entier, et partout où il existe un homme épris de la justice et un de ces travailleurs que vous avez foulés aux pieds, ce discours porte la joie au cœur de l’un et l’espérance au cœur de l’autre. » Il paraît qu’on vit en ce moment une vive émotion se peindre sur le visage de Robert Peel et deux larmes couler le long de ses joues. Celui qui parlait ainsi n’était pas alors, il s’en faut bien, l’orateur qu’il est devenu depuis. Il passait et il a passé longtemps pour suivre uniquement les inspirations de M. Cobden. Son amour-propre n’en prenait pas d’ombrage. Heureux de combattre à côté d’un tel homme, il ne songeait pas à revendiquer l’originalité de ses idées et à faire montre d’indé-