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ORATEURS DE L’ANGLETERRE.

abondent, les morceaux de bravoure, délices des amateurs de rhétorique, y font absolument défaut. En revanche, ils expliquent à merveille un phénomène peut-être trop peu remarqué, bien qu’il s’accomplisse presque sous nos yeux. Il y avait dans l’histoire parlementaire de l’Angleterre depuis 1815 trois dates solennelles, celle de l’émancipation des catholiques, celle du premier bill de réforme et celle de la victoire des principes de liberté commerciale dans la législation : 1829, 1832, 1846. On peut maintenant y en inscrire deux autres, l’une signalée par le nouveau bill de réforme, l’autre par la suppression de l’église établie en Irlande. Les conséquences de ces graves changemens se déroulent sans bruit. Le fleuve continue de couler avec une lenteur majestueuse, sans présenter aux regards de l’observateur aucun signe inquiétant ; mais il vient de faire un coude et s’avance vers un autre point de l’horizon. Les discours de M. Bright nous donnent ce grand spectacle ; ils en font comprendre le sens et la portée.

M. Bright a eu la fortune d’être porté aux affaires sans l’avoir voulu, par la seule force des idées qu’il travaillait à propager, en sorte qu’il n’a eu ni un mot à effacer de ses discours, ni une démarche à désavouer dans son passé. Tant qu’il conservera sa position nouvelle, son éloquence devra s’y approprier. Je doute qu’elle y gagne ; mais s’il est vrai, comme le dit Cicéron, que dans l’éloquence aussi bien que dans la vie le comble de l’art soit de voir ce qui convient, on peut attendre d’un homme si plein de tact qu’il modifie quelque peu son langage. Modifiera-t-il ses idées ? Il faudrait pour cela qu’il modifiât son âme et sa nature tout entière, car ses idées en sont sorties, et pour le bien connaître, sans entrer dans des révélations biographiques dont il convient presque toujours de s’abstenir avec les vivans, il suffit de voir ce qu’il pense. D’ailleurs ses idées sont, on peut le dire, celles que l’Angleterre respire. M. Bright, rangé si longtemps de parti-pris parmi les agitateurs excentriques, exprime mieux peut-être que personne à cette heure l’Angleterre d’aujourd’hui et même l’Angleterre de demain, en cela bien différent de ceux qui défendent ce qui est déjà mort, vrais représentans du néant et conservateurs des ombres.


I.

On ne se figure pas aujourd’hui sans un certain effort d’imagination l’Angleterre de 1835. L’aristocratie, un moment alarmée par la révolution de 1830, conservait encore la plénitude du pouvoir ; elle jouissait de ses privilèges héréditaires avec une profonde sécurité de conscience, et voyait sans s’émouvoir le travail, affamé