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Même dans sa première jeunesse, alors que le sentiment de la beauté extérieure le sollicitait davantage qu’il ne le fit plus tard, alors qu’il consultait la nature, et qu’il n’avait pas pris l’habitude de n’obéir qu’à ses conceptions intérieures, les œuvres de Michel-Ange furent marquées de ce cachet métaphysique : témoin la Pietà de Saint-Pierre. Michel-Ange a produit de plus grandes choses, il n’en a pas produit de plus parfaite, ni qui parle aussi doucement au cœur. Nul contraste plus étonnant que celui de cette Vierge et du douloureux fardeau qu’elle tient sur ses genoux. La Vierge, d’une beauté ravissante, est aussi de la plus extrême jeunesse; pour elle, le temps s’est arrêté; c’est une idée immortelle par sa forme comme par son essence. On sait la réponse de Michel-Ange à un ami qui lui faisait remarquer que cette Vierge était trop jeune pour avoir un fils de l’âge du Christ : « Ne sais-tu pas que les femmes chastes se conservent beaucoup plus longtemps jeunes que celles qui ne le sont point? Combien n’est-ce pas plus vrai pour une vierge qui n’eut jamais le moindre désir lascif qui pût altérer son corps ! » Ainsi la beauté et la jeunesse de cette Vierge sont le revêtement d’une belle idée qui s’est cherché une forme correspondante à son essence. D’origine plus métaphysique encore, s’il est permis de parler ainsi, est l’expression de son visage. Nulle tristesse sur cette physionomie, car il ne faudrait pas prendre pour de la tristesse l’air de sévérité qui s’y laisse voir. Une haute pensée occupe l’âme de la Vierge, un sentiment d’une grandeur étrange occupe son cœur, et tous ceux qui ont l’habitude de la vie méditative savent que de la contemplation des grandes vérités naît une émotion de recueillement austère qui donne au visage une expression de sérieux confinant presque à la tristesse. Cette Vierge, au lieu de s’abandonner en proie à la douleur maternelle, s’absorbe dans la méditation des secrets de l’éternité auxquels elle est initiée, et voilà d’où vient que sur son visage on ne lit qu’intense austérité. Elle sait que son fils n’est pas cette dépouille qu’elle tient sur ses genoux; elle sait que ce qui fut vraiment lui habite au sein de l’immortalité, et en effet c’est là ce qu’exprime d’une manière merveilleuse le cadavre du Christ. Il est étendu transversalement sur les genoux de la Vierge, la tête et les jambes pendant en demi-cercle, maigre à l’excès, ou plutôt comme vide de chair, souple comme un ruban, me disait quelqu’un qui a regardé ce groupe d’un œil intelligent. Ce cadavre n’a pas de substance intérieure; cela ressemble à la coque que laisse le papillon lorsqu’il sort de la chrysalide, à la peau que laisse le serpent lorsqu’il renouvelle son enveloppe au printemps; ce cadavre, c’est un logement désert, un costume séparé de son maître; si la mort tenait réellement en sa possession celui qui l’animait, cette misérable dépouille serait mieux remplie, ce logement n’en serait pas réduit à ses parois