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qu’elle équivaut à une ignorance. S’emporter contre la fortune, pleurer le bonheur qui fuit, crier contre l’injustice, c’est jouer rôle d’animal gouverné par sa chair, bêler contre le sort, mugir et aboyer contre les destins. Voilà pourquoi les aristocraties sont capables d’une constance que rien ne dément et d’une tranquillité que rien n’ébranle, pourquoi elles savent supporter les pires extrémités de la fortune après en avoir savouré les plus amollissantes délices, pourquoi elles savent souffrir en silence et mourir avec une sérénité que ne connaissent pas les autres hommes. Tel est le Christ de la Minerve. Son corps ne porte pas marque de souffrance, son visage ne porte pas marque de douleur. Il est grave et non pas triste, il pense et ne s’afflige pas. Il tient d’un bras ferme l’instrument de son martyre comme un chef d’armée tient son drapeau ou son épée. Il est impassible en face du supplice comme un chef d’état en face de révoltés. Dans toute sa personne se révèle la connaissance infaillible de la vérité. Comment trahirait-il quelques-unes des faiblesses de l’homme? Il sait qu’il est le mandataire du ciel; il est venu sur la terre pour accomplir un coup d’état décrété de toute éternité, il est une des parties de l’ordre métaphysique du monde. Ce qui est doit être, voilà ce que dit ce Christ, en qui respire seulement le sentiment des grandes destinées qu’il vient ouvrir. Ses souffrances sont le moyen d’exécution de ces destinées, et dès lors elles sont partie intégrante de sa gloire. Devant l’importance de ce rôle providentiel, tous les détails douloureux dont la pitié aime à se repaître deviennent sans signification aucune. Sentez-vous à quelles hauteurs nous sommes ici, et quelle distance nous sépare du Christ pathétique de Rubens, de l’innocent persécuté des Flamands, du pauvre homme du peuple de Rembrandt, du ver de terre d’Albert Dürer et d’Holbein? L’art cependant vit de pathétique; par quel prodige Michel-Ange a-t-il réussi à nous émouvoir en se privant de toutes les ressources que nous puisons dans nos facultés sensibles? Simplement en manifestant la grandeur imposante des idées, grandeur qui nous fait nous replier sur nous-mêmes avec un respectueux effroi comme si nous venions de contempler les mystères de la vie et de la mort.

Ce caractère du Christ de Michel-Ange n’a jamais été jusqu’à ce jour compris par la critique. Stendhal, si fin connaisseur et souvent penseur si pénétrant, a écrit ces lignes incroyables à ce sujet : « Ce n’est qu’un homme, et un homme remarquable par la force physique, comme le héros de la Jolie fille de Perth. Le Persée de Canova représenterait mieux le Christ, qui fut le plus beau des hommes. » J’ai vu le Persée de Canova, qui est une œuvre fort intéressante, mais qui ne serait capable de représenter le Christ en aucune façon, à moins que l’on ne conçoive le fils de Dieu sous la forme d’un beau métis, produit croisé d’un père grec et d’une mère