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vous de Michel-Ange; si vous avez le malheur de vous engager dans cette étude, vous êtes perdu. » Plus rusés que le naïf Flamand, les imitateurs italiens se sont contentés d’emprunter à cette fresque certains secrets saisissables de hardiesse qui pouvaient leur être utiles dans la pratique de leur art, et ils ont respecté sa poésie étrange et terrible. C’est là ce qu’a fait le Bacciccio dans le plafond remarquable de l’église du Gesù, où il s’est permis une plaisanterie colossale, mais des plus adroitement exécutées. Comme dans cet épisode où Dante voit deux damnés devenir alternativement homme et serpent, de manière à se dévorer à tour de rôle pendant toute la durée de l’éternité, le Bacciccio a trouvé moyen de faire s’opérer sous les yeux mêmes du spectateur la plus hideuse des métamorphoses : le groupe des damnés précipités dans l’abîme devient, lorsqu’on se place immédiatement au-dessous, un nœud énorme de reptiles pelotonnés les uns sur les autres, crapauds, serpens, lézards, — jeu d’optique dû à cet art d’entasser les corps et d’enchevêtrer les membres dont le peintre avait appris le secret dans Michel-Ange. C’est encore de lui que viennent les amusans trompe-l’œil exécutés par Odazzi sur les voûtes du chœur et de la nef de l’église des Saints-Apôtres, où l’on voit les damnés sortir Au. plafond et menacer de vous tomber sur la tête; mais ces habiletés de métier, que sa science a rendues vulgaires, sont pour Michel-Ange une faible gloire, et son œuvre a bien d’autres mérites que celui d’avoir inspiré de tels effets de lanterne magique.

« Plus ou regarde les peintures de la Sixtine, plus on arrive à cette conclusion que Michel-Ange est un grand coloriste, » me disait le directeur de notre école de Rome, que j’ai eu le plaisir de trouver admirateur passionné de l’illustre Florentin. J’ajouterai que le coloris de Michel-Ange fait corps pour ainsi dire avec sa composition, en complète le sens, et par là Michel-Ange se sépare encore de tous les peintres. La couleur suave des fresques de la voûte adoucit la terrible énergie des scènes et des figures, amadoue et apprivoise en quelque sorte l’imagination, la séduit et la caresse, comme pour dissiper la panique d’involontaire timidité dont elle se sent frappée devant ces colosses. Au premier coup d’œil, on est fasciné; au second, on est enchanté et, pardon du mot, enguirlandé : ce monde des géans est devenu presque familier, grâce à l’insinuante magie de la couleur. La couleur du Jugement dernier est sans éclat, mais singulièrement forte, douce et sombre à la fois. C’est ici surtout que la couleur fait partie du sens de la composition. Comme cette scène se passe à la fois dans le ciel, sur la terre et aux enfers, le fond du tableau est partagé entre deux couleurs fortement tranchées et qui cependant se rejoignent sans contraste