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conséquences de l’acte qu’il vient d’accomplir sont présentes devant son omniscience. En mettant au monde cet être qui est aspiration et mouvement, il a rendu possibles l’égarement et la chute. Ce qu’il a fait devait être fait, mais il s’afflige des décrets nécessaires de sa sagesse. Il voit les longues générations des hommes hériter d’une chair pécheresse qui ne pourra être réconciliée avec sa nature divine que par sa propre immolation. Pour refaire l’homme à son image, il faudra qu’il se fasse lui-même à l’image de l’homme; pour faire remonter l’homme à lui, il faudra qu’il descende jusqu’à l’homme. Voilà ce que dit ce regard à la fois sévère et bon, regard de juge qui menace d’une sentence et de père qui s’afflige de la prononcer.

Telles sont les pensées qui apparaissent dans les fresques de la Sixtine en caractères tellement lisibles par la taille et le relief, qu’il est absolument impossible de s’y tromper. On voit qu’il est inutile d’avoir recours au commentaire pour faire comprendre l’intérêt de pareilles pensées; il suffit de les énoncer simplement comme un catalogue dressé avec intelligence pour que la grandeur en apparaisse aux esprits les plus rebelles; mais il n’en est pas ainsi de ce que j’appellerai la philosophie de la chapelle Sixtine, c’est-à-dire du lien général qui réunit toutes ces idées entre elles et en fait un tout synthétique. C’est un point qui demande une attention très particulière, et c’est là que je veux porter toute celle dont je suis capable.

Cette philosophie des fresques de la Sixtine, qui a fait dire beaucoup de choses fort singulières et quelques-unes très ingénieuses[1], est aussi simple en réalité qu’elle est obscure et compliquée en apparence. Cette obscurité apparente a deux causes. La première tient à la trop grande richesse du génie de Michel-Ange. Il n’est pas

  1. Je pense surtout ici à M. Michelet, qui a écrit sur la Sixtine les pages les plus brillantes et par certains côtés les plus vraies qu’on ait écrites sur cette œuvre mémorable. Chose curieuse, il a eu le sentiment de l’œuvre en s’égarant complètement sur la signification qu’il faut lui donner. Ainsi il a fort bien senti le rôle que joue l’enfant incessamment répété dans cette série de fresques, mais il a pris entièrement le change sur la nature de ce rôle, qui est cependant très facile à deviner, car Michel-Ange l’a écrit, non plus avec les caractères hiéroglyphiques du pinceau, mais avec les caractères phonétiques qui nous viennent de Cadmus. Comment M. Michelet n’a-t-il pas lu les inscriptions placées sur les côtés des fenêtres qui s’ouvrent juste au-dessous des fresques où est plus particulièrement représenté cet enfant partout présent dans l’œuvre : « Salmon engendra Booz, Bouz engendra Obed, etc.? » Nous n’avons pas besoin d’en dire plus long. Ce qui a été merveilleusement compris par M. Michelet et exprimé avec autant de poésie que de vérité, c’est le caractère de quelques-unes des figures; le désespoir profond de Jérémié qui laisse tomber sa tête dans sa main et n’est plus que le gigantesque soupir de tout un peuple, l’ardeur de dispute d’Ézéchiel qui argumente avec violence contre un adversaire qu’il semble mépriser, ce même adversaire d’Israël qui réunit l’entêtement de l’onagre à l’impudence du bouc, et qu’il invective dans la Bible en termes grandiosement cyniques, surtout la science égoïste de la sibylle persique, sibylle du pays des mages, prophétesse des doctrines fermées au vulgaire, qui lit, avare, envieuse, pour elle seule.