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Tong-tchouan l’ordre de nous bien traiter, eut pitié de notre état. Il ne s’expliquait pas bien comment des mandarins aussi qualifiés que nous l’étions pouvaient être si mal vêtus et avoir l’air si pauvres; mais, sans pénétrer ce mystère, il exécutait en soldat la consigne qu’on lui avait donnée. Il imagina en conséquence de nous éviter la fatigue d’un voyage à pied et de nous faire mener en barques jusqu’à Tong-tchouan. Notre satisfaction égala notre surprise quand il nous conduisit au bord du ruisseau qui allait nous transporter. C’était un filet d’eau que nos habitudes de France nous faisaient considérer comme à peine flottable. Les Chinois ont d’autres idées sur la navigation. Nous montâmes tous dans un bateau plat construit en longues planches flexibles à peine reliées par de minces membrures; ce bateau plie et ne rompt pas. L’équipage entra dans l’eau, et nous partîmes, tantôt flottant, tantôt roulant sur les cailloux du fond, passant les rapides et les cascades jusqu’au moment où le torrent s’élargissant finit par devenir rivière. Le pays traversé par ce cours d’eau dépasse encore en laideur tout ce que nous avons vu de plus laid depuis Yunan-sen. Des montagnes, rien que des montagnes uniformes, sans une motte de terre végétale, pelées et rouges comme si elles venaient d’être à l’instant vomies de la grande fournaise! D’étroits sentiers sont tracés de loin en loin de la base au sommet, serpentant à peine, presque droits, comme si, lorsqu’on est contraint d’escalader ces pentes, on voulait se hâter et prendre, en dépit de la fatigue, la route la plus courte pour fouler le moins longtemps possible ce sol hideux. Une fois familiarisés avec les incidens d’une navigation qui nous avait d’abord distraits du paysage, l’odieux aspect de celui-ci finit par nous jeter dans une sorte de mortel découragement. Jamais nous ne nous étions sentis dominés à ce point par les influences extérieures. Était-ce le résultat de notre lassitude générale, était-ce l’effet d’un sinistre pressentiment? C’est en vain qu’aujourd’hui encore j’essaie de m’expliquer l’étrange impression que m’a laissée après deux ans cette horrible campagne, où tout, hormis le ciel et l’eau, avait littéralement la couleur du sang de bœuf.

Nous voguions depuis longtemps déjà sur une eau profonde et calme, attelés à deux hommes qui marchaient à grands pas sur un chemin de halage, quand, laissant la rivière à gauche, notre barque pénétra dans un étroit canal qui nous conduisit jusqu’aux faubourgs de la ville. Les ponts étaient nombreux sur ce cours d’eau; il fallait, pour passer sous leurs voûtes trop basses, nous étendre au fond de la barque, dont le patron nous tint vingt fois le même discours, répétant imperturbablement en chinois, à chaque obstacle nouveau : Voilà un pont, ô grands hommes, courbez vos nobles têtes! Il faisait nuit close quand nous arrivâmes à Tong-tchouan. Un man-