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ils ravivaient pour nous la flamme en y jetant des briquettes, car ils n’auraient pu trouver un fagot à deux lieues à la ronde. Nos porteurs, démoralisés, fatigués et pris de nostalgie, ayant profité de la nuit pour s’enfuir, il fallait nous en procurer d’autres. Personne n’ayant voulu louer ses épaules, ce ne fut pas sans répugnance que nous nous vîmes contraints de saisir des passans, qui obéirent en murmurant et marchèrent la baïonnette dans les reins. Arriver promptement à Tong-tchouan, c’était, nous le sentions tous, une nécessité urgente, et ce serait là notre excuse, si nous en avions besoin, pour ces actes de violence bien rarement commis d’ailleurs, et toujours rachetés, à la satisfaction des victimes, par une rémunération pécuniaire.

Qu’il se repose sur les habitans ou qu’il se détourne vers le paysage, le regard ne rencontre que des traces de misère ou des signes de stérilité. Ce ne sont plus des maisons que les hommes se construisent dans cette région perpétuellement balayée et desséchée par un vent violent, ce sont des huttes fragiles que l’on élève sans peine et que l’on voit détruire sans regrets. Enfin, descendus de ces funèbres hauteurs, nous suivons le lit desséché d’un vaste torrent encaissé par les montagnes dont nous venons de fouler les sommets, et ce chemin nous mène au village de Tay-phou. La porte de l’auberge est ornée en notre honneur de tentures en papier rouge, et le mandarin militaire qui réside en ce lieu s’efforce de nous faire oublier la faim, la fatigue, le froid et les steppes. Il y avait grand marché à Tay-phou, et la rue était encombrée de marchands de baguettes parfumées, d’images grossièrement coloriées et de friandises, affreux mélange de farine, d’anis, d’huile et d’oignons. On vient de loin faire ses emplettes en vue des fêtes du premier de l’an. Je me figure difficilement d’ailleurs ce que peuvent être ces réjouissances sous les toits de chaume battus du vent, et je m’étonne qu’on puisse s’y féliciter d’inaugurer une année nouvelle. Nous n’étions pas nous-mêmes sans émotion au milieu de ces préparatifs bruyans. C’était la seconde fois, durant notre voyage, que nous voyions finir une de ces périodes de temps qui sont si courtes, et dont cependant chacun de nous voit s’écouler un si petit nombre sur la terre. L’absence pesait lourdement sur nos âmes, et l’heure n’était pas éloignée où la mesure des tortures morales allait être comblée. Même dans notre santé, ce bien si nécessaire, nous étions tous atteints à des degrés divers, et cette année, dont une foule tumultueuse saluait dans la rue l’avènement, empruntait pour nous aux circonstances quelque chose de particulièrement solennel. Pendant nos dernières marches, les malades s’étaient succédé sur un brancard improvisé, et M. de Lagrée fut contraint d’y prendre place à son tour. Le chef de Tay-phou, qui avait reçu du mandarin de