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les Européens étaient pourvus d’un œil dans l’occiput, mais qu’en revanche ils n’avaient pas d’articulations aux jambes. Sur quoi pouvait être fondée la première de ces deux croyances populaires? Je l’ignore. Quant à la seconde, elle aura été répandue par quelque Chinois dont un Anglais peut-être, par la raideur de sa démarche, aura frappé l’imagination.

Le père Fenouil, qui nous avait accompagnés jusqu’à Yan-lin, nous quitta pour regagner Kut-sing-fou, sa résidence; l’émotion de ce malheureux prêtre, qui entendait pour la dernière fois peut-être parler de la France, nous gagna malgré nous, et nous cheminâmes tristement vers le nord à travers une vaste plaine humide, tout enveloppée d’un brouillard épais qui laissait à peine voir la silhouette sombre des hauts cyprès. Ces grands arbres plantés sur les talus se balancent avec mélancolie, et, comme de noirs rideaux, cachent de nombreux villages en partie peuplés par les musulmans. Bien qu’encore soumis à l’empereur, ceux-ci répandent autour d’eux une terreur telle que les craintifs Chinois n’élèvent plus leurs porcs qu’en cachette et refusent de nous en vendre, ces animaux étant tenus pour impurs par les croyans. Partout des maisons en ruines, un peuple en haillons, pâli par la misère! Un jour que, contraint par la fièvre de marcher lentement, je suivais de loin notre caravane, un de nos porteurs vint m’avertir, en se frappant le cou du travers de la main, que j’exposais ma tête, puis se hâta, tout effrayé, de rejoindre le gros de la colonne. Ma barbe suffisait pour tenir les bandits à distance; mais quelle existence pour les cultivateurs, qui n’osent plus aller jusqu’à leurs champs! Sur les routes, des huttes surmontées d’un drapeau et dans lesquelles dort une sentinelle accroupie, de loin en loin quelques patrouilles, telles sont les seules mesures protectrices prises par le gouvernement dans le voisinage du chef-lieu. Le travail est impossible sans sécurité, la vie impossible sans le travail, et voilà comment, dans ce triste pays, de laboureur honnête, aisé, ayant pignon sur rue au village, on devient bandit à son tour quand le village est détruit, et que de la case il ne reste plus debout que le pignon.

Le pays se fait solitaire et sauvage; les mines qui le parsèment rappellent à l’esprit l’image d’une prospérité passée; une herbe sèche et blanche s’étend jusqu’au pied de montagnes arides; elle est tondue çà et là par de grands troupeaux de moutons qu’un pâtre, vêtu de la laine d’un bélier, surveille de concert avec son chien. Nous avions mille peines à trouver un abri chaque soir, les approvisionnemens commençaient à manquer ainsi qu’aux mauvais jours du voyage dans le Laos, et le jeune Chinois que, dès notre arrivée aux lieux de la halte, nous lancions à la recherche des vivres revenait