Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 85.djvu/917

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

notre dette, nous congédia avec toute la bonne grâce dont il était capable et se remit à jouer.

Le 8 janvier 1868, la commission quittait Yunan-sen. Au-delà des faubourgs, dans lesquels un peuple de petits marchands grouille et fourmille, la grande plaine se termine, resserrée entre des collines incultes et déboisées. Nous croisons sur la route dallée de longues files d’animaux et de petits chariots étroits et bas attelés d’un buffle et chargés de bois. Les Yunanais, avec moins d’incurie, pourraient avoir à leurs portes le combustible nécessaire à leurs besoins; ils préfèrent. dépouiller les montagnes de leur dernier arbrisseau et faire venir ensuite du bois de fort loin. Ils brûlent aussi de l’anthracite, et l’on se sert au village de Ta-pan-kiao, lieu de notre première station, d’une sorte de coke naturel. Dans cette région, aussi bien que dans celle que nous avons traversée pour arriver à Yunan-sen, les ravages de la peste ont succédé à ceux de la guerre. De nombreux cercueils gisent sans sépulture sur le sol. Les Chinois s’imaginent qu’un mort victime de ce mal étrange, qui se manifeste par l’éruption de boutons derrière les oreilles, se venge sur les vivans, si ceux-ci commettent l’imprudence de le mettre en terre. La guerre est suspendue d’un commun accord pendant les fêtes du premier de l’an, pour une sorte de trêve de Dieu; mais les brigands ne chôment pas, et nous rencontrons un détachement lancé à la poursuite de ces derniers. Rien n’égale le désordre dans lequel marchent ces guerriers chinois; chacun, suivant son caprice, devance ses camarades ou demeure en arrière, de telle façon qu’il nous est impossible, sans nous attarder outre mesure, d’éviter ces ennuyeux compagnons. Ah! que l’exercice est une belle chose, et combien j’apprécie maintenant les casernes, les consignes et les salles de police! Nous arrivons au village de Yan-lin en même temps que cette cohue de soudards, et nous défendons avec peine notre porte contre ces curieux insolens, qui semblent disposés à se servir de leurs armes pour forcer nos faibles barrières. Trois mille hommes vociférant contre nous des injures demandaient à nous voir dîner, et nous pouvions à peine tenir tous les six dans la petite chambre de l’auberge. L’escalier était étroit, la baïonnette de notre factionnaire reluisait dans l’ombre, et notre repas s’acheva sans que les trois soldats nécessaires pour former le premier rang osassent se réunir. Le désordre s’étant enfin apaisé, le chef de la troupe s’empressa d’accourir; il nous présenta ses excuses et jura que, s’il avait été informé plus tôt, il eût chassé de chez nous tous ces impertinens indiscrets. — Le pauvre homme tremblait que ses soldats ne connussent ses paroles. La curiosité de ces derniers nous parut d’ailleurs excusable quand leur capitaine eut bien voulu nous révéler ce qui l’avait excitée si fort. Ceux-ci avaient entendu dire que