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rivière de Canton, nous entrions enfin dans la vallée du Yang-tse-kiang, que les Chinois appellent le fils aîné de l’Océan. Ce fut avec une émotion indicible que je contemplai l’humble ruisseau, un peu grossi par la neige, qui coulait doucement vers le nord, envoyant ses eaux à Shang-haï comme pour nous y précéder. Il n’avait pas un mètre de large et n’aurait pu porter une pirogue; je le voyais déjà cependant rival des plus grands fleuves du monde, ayant à son embouchure sept lieues d’une rive à l’autre, et couvert de steamers européens. Merveilleux pouvoir de l’imagination qui combat par l’espoir de jouissances futures l’effet des souffrances présentes, et qui, en montrant le but au voyageur, lui donne la force d’y atteindre !

Nos porteurs, ignorant que nous avons l’habitude de payer les services, font à chaque village des relais forcés, et contraignent les paysans à leur fournir des remplaçans. Nous continuons de voir des cercueils à peine cloués, posés sur le bord de la route, attendant que des temps plus heureux et une mortalité moins grande permettent à la piété chinoise d’y jeter un peu de terre ou de les loger, suivant l’usage, dans un petit caveau en briques. Nous nous arrêtons, pour y passer la nuit, dans la ville de Tchang-khong, d’où nous dominions le grand lac encore embrasé par le soleil couchant, tandis que l’ombre enveloppait déjà la plaine; c’est le moment où les démons, à cheval sur les rayons de la lune, descendent auprès du lit des mourans ou voltigent autour des morts. Dans la pagode même où nous étions établis, une légion d’hommes en habits blancs, signe de grand deuil, faisaient une veillée funèbre. Le bruit des cymbales et des gongs, les cris aigus destinés à éloigner les malins esprits chassèrent le sommeil, et, le matin venu, nous nous remîmes avec plaisir en route vers la grande ville où nous espérions trouver un établissement plus commode.

La plaine se déroule dans toute sa magnificence, et ses vastes proportions nous paraissent d’autant plus étonnantes que nous sommes à 1,600 mètres au-dessus du niveau de la mer: les montagnes déboisées qui l’entourent sont trop basses pour une telle étendue; l’œil, toujours plus dérouté que charmé par tout ce qui lui rappelle l’espace illimité, regrette de ne pas rencontrer d’obstacles; il cherche à découvrir de loin un monument élevé, la calotte d’un dôme, les toits superposés d’une pagode, l’aiguille d’un minaret ou tout au moins un mur d’enceinte avec ses créneaux et ses bastions : vain espoir! Nous traversons de gros villages; une large chaussée dallée et bordée de beaux cyprès nous conduit dans la plaine, mieux cultivée; la population plus nombreuse bourdonne autour de nous, et un mélange de flâneurs, de soldats, de petits marchands, nous révèle seul le voisinage du chef-lieu. Assis dans la partie basse de la plaine, Yunan-sen ne se laisse apercevoir en effet