Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 85.djvu/904

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nous faisons halte au milieu des morts pour attendre les mandarins qui viennent au-devant de nous. Nous les saluons, après quoi un Chinois gros, court, trapu et joufflu comme un ménestrel de village, nous précède en soufflant dans une sorte de hautbois. Notre cortège ressemble à une noce de campagne traversant un cimetière; à chaque pas, de lourdes bières portées par quatre hommes nous croisent dans le chemin. A la porte de la ville, les sons aigus de notre fifre ne parviennent plus à dominer le bruit des gongs et des coups de fusil dont on nous assourdit pour nous faire honneur. Toute la garnison est sous les armes, et les joyeuses couleurs des banderoles flottant au bout des lances font un contraste navrant avec le triste spectacle offert par le monceau de ruines qui fut autrefois la ville de Tsin-lin-so. On nous loge le mieux possible au premier étage d’une des rares maisons restées debout, quoique portant encore les traces de l’incendie. Du haut des remparts, on embrasse dans son ensemble l’œuvre de destruction. Il ne reste pas pierre sur pierre dans cette malheureuse ville; les habitans, déguenillés, se sont creusé des tanières sous les décombres de leurs demeures ; ils errent à travers les ruines, paraissant aussi loin de la résignation qui ennoblit le malheur que du désespoir où l’on puise parfois la force de le réparer. Hors des murs, une grande partie des terres demeure inculte, et les morts, exposés à nu dans les champs qui les ont nourris, attendent leur sépulture. Les cyprès poussent d’eux-mêmes, et poussent presque seuls dans la campagne; habitués à les voir en Europe ombrager les tombes, nous évoquions malgré nous le souvenir de nos cimetières quand l’éclat et la splendeur du paysage nous détournèrent subitement de ces sombres pensées. Il n’y a d’ailleurs nulle comparaison possible entre les quelques mètres carrés affectés chez nous à l’inhumation des morts par les magistrats municipaux et ces champs de repos, sans autre limite que l’horizon, où les Chinois déposent les cadavres, choisissant d’instinct un beau site, comme si la contemplation de la nature, dédaignée pendant la vie, devait être l’éternelle occupation du mort. Cette liberté laissée aux funérailles procède du seul sentiment élevé qui subsiste chez les Chinois : le respect pour la mémoire de ceux qui ne sont plus. Les vivans ont très souvent d’ailleurs à souffrir de cette coutume, qui constitue pour la santé publique un péril permanent et grave.

Cependant nous approchions de Yunan-sen. Déjà, du sommet d’une montagne, nous avions aperçu le lac qui fait la richesse et la beauté de cette ville. Si le temps nous avait permis d’escalader la plus élevée des crêtes de ce vaste massif de montagnes, nous aurions pu sans doute embrasser à la fois les cinq lacs qui ont marqué les diverses étapes de notre route à travers cette magnifique région. Après avoir quitté le bassin du Sonkoï, effleuré celui de la