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veau pour nos Annamites, et malgré les souffrances que leur causait la rigueur de la saison, ils semblaient frappés d’étonnement comme des aveugles-nés qui ouvriraient à trente ans les yeux à la lumière, et verraient subitement se lever le rideau sur les grandes scènes de la nature.

Il en est peu de plus magnifiques que celles que nous contemplions pendant ces jours de marche. Les sommets blanchis des montagnes se dessinaient vaguement sous le ciel comme des nuages floconneux aux teintes pâles, aux formes indécises et flottantes. Les villages, à moitié enfouis sous la neige, rappelaient ceux des Alpes; les monotones rizières avaient elles-mêmes disparu sous une couche légère de glace, et l’œil dépaysé errait sur la campagne transfigurée et tout éblouissante. Nous payions ces plaisirs aux heures de halte : les pagodes mal closes, pavées de froids carreaux, étaient nos hôtelleries habituelles; le bois, difficile à obtenir, était humide, et il fallait choisir entre l’air pur, mais glacé, du dehors et l’atmosphère fumeuse de l’intérieur, échauffée à grand’peine par un feu allumé au centre de notre dortoir improvisé. En même temps, il était nécessaire d’observer vis-à-vis des populations, où l’élément mahométan devenait plus sensible, certaines règles de modération et de prudence trop souvent mises en oubli jusqu’alors par nos soldats chinois. Ceux-ci savaient d’ailleurs s’y soumettre d’eux-mêmes : insolens avec les gens paisibles et pillards quand les cadeaux volontaires affluaient, ils se montraient humbles et doux quand ils croyaient les habitans d’une ville animés pour les rebelles de sympathies secrètes.

Tchieng-tchouan-hien, cité de troisième ordre, est encore située sur un lac dont les eaux s’épanchent par une rivière canalisée dans un immense réservoir entouré de montagnes incultes. Ce lac se distingue de ceux que j’ai déjà signalés par ses dimensions plus vastes et par le caractère sauvage du site qui l’encadre. Sur les pierres émergentes et dans les grottes formées par les rochers noirs qui le bordent, de nombreux cercueils ont été déposés à l’abri des animaux féroces qui se nourrissent de cadavres. J’ai vu de près ce lac en allant visiter la ville de Tchin-kiang-fou, bâtie non loin de ses rives; le ciel était gris, l’eau terne, et sur le front neigeux des montagnes de gros nuages amoncelés se laissaient traverser par de chaudes effluves. L’aspect lugubre et solennel du paysage donnait le frisson ; la nature semblait revêtue d’ornemens funèbres et parée pour recevoir de nouveau la guerre et l’épidémie, — ces deux ministres de la mort qui ne chôment plus dans le Yunan. Plus loin, la ville de Tsin-lin-so a été la victime de ce double fléau. Les cercueils, hors de terre, se montrent sur des rangs pressés, et