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de lui une discipline rigoureuse, tout en s’affranchissant lui-même des liens de la hiérarchie. A partir de ce moment, notre logement cessa d’être une prison, et il nous fut possible de visiter la ville.

Lin-ngan, dont le nom est connu au Laos à l’égal de celui de Yunan-sen, est entourée d’une double enceinte. Elle est plus grande que Sheu-pin, mais moins coquette et moins gaie. Les maisons sont basses, mal tenues, souvent dégradées ou détruites. Une voie principale, droite et large, mène d’une porte à l’autre; hors de là, on ne trouve que des ruelles où les habitans sont entassés. Les pagodes sont très nombreuses, occupent une place énorme, et cependant l’on en construit encore. Les architectes chinois ont consacré tous leurs soins à la décoration de quelques-unes d’entre elles; mais c’est surtout dans le vaste jardin qui embrasse plusieurs hectares au centre de la ville qu’ils se sont étudiés à prodiguer les ornemens bizarres et les coûteuses inutilités : colonnes qui ne supportent rien, séries de portiques qui ne mènent à rien, ponts sous lesquels ne coule point d’eau. Le jardin lui-même est un luxe superflu dans cette place de guerre, et les portes en sont toujours fermées. On retrouve dans toutes les œuvres des Chinois je ne sais quoi de faux et d’incomplet; on dirait que ceux-ci, voulant pousser jusqu’aux dernières limites la fameuse théorie de l’art pour l’art, construisent à grands frais un pont voûté sur une surface unie pour le seul plaisir de le construire, comme ils ont jadis élevé sur les frontières septentrionales de leur empire cette immense muraille, monument à la fois colossal et inutile, qui caractérise à merveille le génie de cette race singulière.

Autour de la ville et à perte de vue, les tombeaux se pressent, renfermant un peuple cent fois plus nombreux que la population vivante. On remarque une grande uniformité dans cette architecture funéraire. De petits portiques en marbre bleuâtre ou une simple plaque, le plus souvent rectangulaire, encastrés dans le mur, qui soutient un tertre arrondi, telles sont les formes habituelles adoptées pour les tombes. Les dimensions varient suivant l’importance et la fortune du mort. Quelquefois même un vaste enclos peuplé de statues, décoré de colonnes, et dans lequel une porte monumentale donne accès, sépare le cadavre d’un mandarin des cadavres vulgaires; mais on retrouve le plus souvent les tables de marbre couvertes d’inscriptions. A Lin-ngan, ces mausolées prétentieux se perdent dans l’immensité de l’ensemble; de loin en loin, des colonnes attirent seules les yeux. Pas un arbre, pas de fleurs, pas de verdure, rien que des tombeaux où miroite le marbre frappé par le soleil. Ce champ de mort n’a d’autres limites que des falaises aux teintes jaunâtres et des montagnes dénudées. C’est à se croire trans-