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sorte de routes plus étroites qui se croisent dans tous les sens. Les piétons, les chevaux, les palanquins et les barques circulent ensemble; des îlots couverts de maisons tachent l’azur du lac; près de nous, des buffles dans l’eau jusqu’au ventre sont attelés à une sorte de herse sur laquelle un homme presque nu se tient debout comme un génie de la mer traîné par quelque monstre visqueux. À ce spectacle si nouveau, la vue se trouble, on hésite, on se sent pour un instant incapable de distinguer les limites des deux élémens, la terre et l’eau, qui semblent là intimement unis et confondus. C’est sur un monticule couronné d’une grosse tour qu’il faut se rendre pour embrasser dans leur harmonieux ensemble la plaine, la ville et le lac. J’y montai vers le soir afin d’échapper à l’avide curiosité d’une foule importune. A ma droite, la nappe d’eau s’étendait jusqu’aux montagnes dentelées qui la découpent et la bornent; le jour mourant y projetait des nuances pâles et violacées; sur les bords, l’ombre tombant des montagnes était ponctuée de blanc par les pignons des maisons nombreuses qui font au lac entier comme une ceinture de villages; au milieu, des barques de pêcheurs, des touffes d’herbes marines venant chercher la lumière, semaient la surface unie de l’eau de taches d’abord à peine perceptibles, mais qui allaient en s’accentuant, et se multipliant à mesure que le regard se rapprochait de la ville. De petits récifs surgissaient inhabités, puis des îles plus grandes couronnées de pagodes dont l’architecture bizarre, un peu dissimulée par les grands arbres, ne déparait pas trop cet étonnant paysage. De grandes jetées s’avançaient dans l’eau comme les bras d’un gigantesque polype, et la ville elle-même, habituellement sans caractère et sans relief, mais alors transfigurée par les rayons du soleil couchant, m’apparut comme conquise sur le lac qui l’enveloppe et vient mourir au pied de ses murs. Les Chinois ont eu l’idée toute chinoise de construire à l’extrémité d’une jetée une sorte de porte d’entrée pour bien marquer où commence la terre et où finit l’autre élément : précaution qui n’est point inutile, et qui, en reportant la pensée vers la ville des lagunes, conduit le voyageur à regretter que les générations qui ont construit Venise n’aient pas envoyé d’émigrans dans la plaine de Sheu-pin.

Le gouverneur s’efforçait de nous décider par ses conseils à partir sans retard pour Yunan-sen; mais nous voulions visiter Lin-ngan, et notre obstination semblait le mettre au désespoir. Il nous apprit enfin que, les musulmans serrant de fort près cette ville, il serait très imprudent de nous y rendre; d’ailleurs le mandarin militaire qui y résidait nous faisait en termes formels interdire l’entrée de la place. Ce mandarin avait une telle réputation d’énergie et de férocité qu’on ne supposait pas à Sheu-pin que six Européens pussent