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ment, et il se posa en adversaire déclaré du cabinet. Tout en faisant profession de doctrines presque radicales, il devint bientôt l’allié des tories, et il tomba complètement sous l’influence de lord Lyndhurst, avec lequel il échangeait naguère dans la chambre des lords les propos les plus injurieux. Assez avisé pour faire aux exigences de son ambition le sacrifice de sa vanité, Lyndhurst, sans apparaître lui-même dans la mêlée, laissait Brougham diriger à sa guise les débats les plus importans, débiter contre le ministère des discours de trois heures, et se répandre en invectives contre ses anciens collègues. Parfois il avait peine à dissimuler sa joie quand il voyait Brougham porter à leurs ennemis communs des coups furieux dont la secousse l’ébranlait lui-même autant qu’eux. Il n’avait pas fallu longtemps en effet pour que cette étrange conduite ruinât totalement le crédit politique de Brougham. Une seule chose pouvait lui faire encore illusion sur sa décadence, c’était l’effroi que dans les débats parlementaires il continuait d’inspirer à ses adversaires. Lord Melbourne avait compté en formant son administration qu’il aurait dans le chancelier, lord Cottenham, et dans le maître des rôles, lord Langdale, deux champions capables de se mesurer avec Brougham; mais c’était à peine si lord Cottenham, bien que jurisconsulte consommé, osait faire entendre une timide protestation lorsque Brougham émettait avec assurance et pour les besoins de son argumentation les doctrines judiciaires les plus contestables. Quant à lord Langdale, sur qui on se reposait plus particulièrement encore, il déclarait ouvertement qu’il aimait mieux avoir affaire au diable qu’à Harry Brougham, et qu’en se levant pour lui répondre il ne savait pas s’il se tenait sur les pieds ou sur la tête. Brougham ne rencontrait donc que rarement des contradicteurs dignes de lui. Il en était fier, et il ne se doutait pas que toute son éloquence n’aurait pas emporté une seule mesure, si Lyndhurst, silencieux et le sourire aux lèvres, n’avait fait voter d’un signe la majorité considérable dont il disposait à la chambre des lords.

Les excentricités auxquelles Brougham se livrait dans sa vie privée portèrent le dernier coup à sa réputation. C’est ainsi que durant l’été de 1839 il fit ou du moins laissa répandre le bruit qu’il était mort victime d’un accident de voiture. Sans doute, il se promettait un vif plaisir de lire par anticipation son oraison funèbre. En ce cas, son attente dut être singulièrement trompée, car les journaux furent remplis des articles les plus piquans, et le Times entre autres déclara que Brougham avait été toute sa vie un avocat, rien qu’un avocat, dont aucun parti, radical ou conservateur, n’aurait voulu désormais accepter les services. Le lendemain, le public apprit avec colère qu’il avait été le jouet d’une mystification, et ce trait de