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restait au pouvoir ainsi que ses collègues, lord Grey fut-il surpris autant que personne. Une explosion de rires avait accueilli la déclaration de Brougham. « Vos seigneuries croient-elles donc que ce soit si agréable d’être ministre par le temps qui court ? » s’écria-t-il en fureur, et il affirma que le sentiment d’un devoir impérieux l’avait seul déterminé à demeurer en place. Tout le monde s’attendait néanmoins à le voir premier ministre, et on n’apprit pas sans surprise que le choix du roi s’était porté sur lord Melbourne, secrétaire d’état au département de l’intérieur. Ni l’autorité, ni surtout l’éloquence de lord Melbourne ne pouvaient entrer en comparaison avec celles de Brougham. Par la démission de lord Grey, c’était donc bien lui qui en fait, sinon en titre, et malgré la rentrée prochaine de lord Althorp, allait se trouver à la tête du cabinet.

Cependant tous ceux qui tenaient de plus ou moins près à lord Grey se répandaient en récriminations contre Brougham. Lady Grey et ses deux filles l’accusaient ouvertement d’avoir conduit de loin toute cette intrigue pour faire éprouver au vieux lord un dernier déboire qui le déterminât à la retraite. Lord Grey lui-même avait trop de réserve et de hauteur pour s’abaisser en public jusqu’à des plaintes ; mais il ne paraît guère douteux qu’il ait entretenu, sinon la conviction, au moins le soupçon des menées hostiles de Brougham, et l’opinion publique en Angleterre a toujours partagé ce soupçon. Ici encore, nous dirons qu’on a été trop sévère pour Brougham. Selon nous, il fut entraîné à nouer avec O’Connell une négociation intempestive, irrégulière à coup sûr, bien plutôt par le besoin immodéré de jouer toujours et partout un rôle prédominant que par un propos délibéré d’abreuver le vieux lord de dégoûts pour le déterminer à la retraite. Si étrange que cela puisse paraître en parlant d’un homme de cet ordre, on peut affirmer que souvent il ne discernait pas bien la conséquence de ses actes. Comme dans les négociations qui précédèrent l’ouverture du procès de la reine Caroline, ce fut par présomption et par légèreté qu’il pécha ; mais la présomption et surtout la légèreté ne se pardonnent point aisément chez un homme d’état. Brougham en fut puni au-delà de ce qu’exigeait la bonne justice.

Brougham aurait réussi peut-être à désarmer la malveillance qui s’acharnait contre lui, s’il eût pris à tâche de s’effacer lui-même durant les premiers temps de l’administration de lord Melbourne ; mais il n’eut pas ce tact et cette bonne grâce. Il affectait au contraire de traiter familièrement le premier ministre, auquel il ne donnait jamais son titre et qu’il appelait par son nom de Lamb. Pour ses autres collègues, il n’avait pas davantage de ménagemens. Il déposait sans les en prévenir, sur le bureau de la chambre des