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membre de la famille royale, qu’il s’obstinait à appeler « illustre de par la courtoisie de la chambre, » ni les avocats, qu’il dépeignait comme aussi affamés d’attraper une cause qu’un chien de ronger un os, ni les évêques, qu’il accusait de faire un dieu de leur ventre. Ces attaques inconsidérées n’étaient pas seulement un sujet de scandale pour la chambre des lords, elles irritaient aussi les collègues de Brougham, sur lesquels rejaillissait une part des colères inutiles qu’il excitait, et elles semaient entre eux et lui des germes de désunion qui devaient bientôt paraître au grand jour.

Il nous faut toucher ici un point obscur et délicat dans la vie politique de Brougham. Quelles étaient au vrai ses relations personnelles avec lord Grey, et quel rôle a-t-il joué dans les événemens qui ont amené la retraite de celui-ci? Les versions les plus diverses ont circulé sur ce point, et nous n’avons pas la prétention d’avoir mis la main sur quelque document nouveau qui soit de nature à éclaircir la question. Le manque de pièces originales et confidentielles n’est pas la moindre des difficultés auxquelles viennent se heurter ceux qui ont à raconter les faits de l’histoire contemporaine. Placés entre les assertions contradictoires de témoins dont aucun ne mérite une confiance absolue, ils sont réduits à se décider d’après les règles de la vraisemblance, qui cependant n’est point toujours un guide infaillible.

Quoi qu’aient pu dire depuis les défenseurs officieux de Brougham, il est pour nous hors de doute qu’une entente cordiale n’a jamais existé entre lord Grey et lui. Lord Grey l’avait accepté pour collègue avec une répugnance marquée, et Brougham était homme à ne pas l’oublier. Il y avait d’ailleurs un contraste trop sensible entre la hauteur compassée de l’un et la pétulance familière de l’autre pour que leurs rapports ne fussent pas empreints d’une certaine gêne. Pour être tout à fait équitable, il faut ajouter que lord Grey n’était pas très facile à vivre. Son humeur, naturellement morose, s’était aigrie avec l’âge, et il commençait à ressentir ce dégoût dont, au déclin de la vie, les âmes élevées doivent bien difficilement se défendre lorsque l’ambition n’étend plus à leurs yeux son voile d’illusion sur les sombres péripéties de la vie politique. Il parlait incessamment de se démettre de ses fonctions et d’aller goûter le repos qui convenait à son âge sous les ombrages du parc de Howick. Tout autre était l’humeur de Brougham, qui sentait encore bouillonner en lui toutes les ardeurs de la jeunesse. Il est donc permis de penser qu’informé des désirs et des projets de retraite de lord Grey, il se croyait capable autant que qui que ce fût de remplacer à la tête des affaires un homme dont la réputation sans tache, plus peut-être que la capacité politique, était une force pour le ministère.