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prendre que, pour écrire en vers, la rime ne suffit pas sans l’imagination, et il lui donna le conseil de renoncer pour jamais à la poésie. Or il se trouva que ce jeune auteur sans imagination était tout simplement lord Byron. L’âme altière de Byron ressentit profondément le dédain avec lequel il avait été traité, et il fit paraître en réponse, sous le titre de Bardes anglais et Critiques écossais, une satire bien connue qui fut la première révélation de son génie. Les articles de la Revue d’Edimbourg n’étant jamais signés, la colère de Byron portait surtout sur Jeffrey, l’éditeur; mais Brougham avait aussi sa part des coups, et au nombre des conseils ironiques que Byron donnait à la Revue d’Edimbourg en échange de ceux qu’il avait reçus, se trouvait celui-ci : prends garde aux bévues de Brougham (beware blundering Brougham). Le sarcasme tombait assez juste; aussi, bien qu’il y eût peut-être quelque bonne grâce à le faire, Brougham s’est-il bien gardé de reproduire dans la collection complète de ses œuvres ce malencontreux article.

Lorsque la maladresse tranchante de Brougham attira cet orage sur la Revue d’Edimbourg il y avait déjà six ans qu’il avait quitté le barreau écossais pour entrer dans les rangs pressés des avocats anglais. Le 3 novembre 1803, il avait obtenu Fon admission au sein de la société de Lincoln’s Inn. Il fallait que Brougham eût une singulière confiance dans ses forces pour abandonner ainsi Edimbourg, la ville de sa naissance, le centre de ses relations, et pour se jeter tête baissée dans cette mer de Londres où il est si difficile aux inconnus de surnager. Le barreau écossais ne lui offrait du moins aucun rival qu’il ne pût sans témérité se flatter de dépasser; mais il n’en était pas de même du barreau anglais, où brillaient encore Erskine et Romil’y, où Mackintosh venait de faire ses débuts, où des praticiens redoutables, tels que Scarlett et Denman, pouvaient lui obstruer longtemps la route, cette route où la studieuse jeunesse anglaise se presse avec d’autant plus d’ardeur que des sombres jardins du Temple elle conduit souvent jusqu’au palais de Westminster, et jusqu’au sac de laine où s’assoit le président de la chambre des lords. Il s’en fallait heureusement de beaucoup que Brougham fût homme à se troubler par la comparaison de son mérite avec celui de n’importe quel concurrent, et il entra en lice avec assurance. Ce qu’il venait au reste chercher à Londres, c’était moins une clientèle que des relations avec le monde politique anglais. Personne n’a subi au même degré que Brougham cette fascination de la vie publique qui engendre chez les natures ardentes tant d’espérances, tant de déceptions et tant de regrets. Il était trop amoureux de véritable renommée pour ne pas s’apercevoir combien est étroite la sphère où retentit l’écho des plus beaux plaidoyers. Au temps où