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pour l’opinion d’autrui; mais cette excentricité, cette originalité même, conservèrent toujours quelque chose de volontaire et d’apprêté. Un peu de calcul entrait jusque dans ses boutades, et il estimait qu’un certain tour de bizarrerie, loin de nuire à la renommée, y ajoute au contraire quelque saveur. Il ne faut point chercher ailleurs l’explication des traits étranges qui signalèrent ses débuts à la barre des tribunaux écossais. Brougham manquait ouvertement de respect aux magistrats. Il plaidait avec intrépidité les thèses les plus paradoxales, soutenant, par exemple, qu’un homme accusé d’avoir volé des moutons ou des bottes devait être acquitté parce qu’il avait volé des brebis ou des souliers, car, ajoutait-il, on ne peut prétendre que l’espèce soit la même chose que le genre, ni des moutons la même chose que des brebis. Cette tactique n’eut d’autre résultat que d’amener ses amis à se demander s’il était tout à fait dans son bon sens. Il résolut alors de se tourner vers l’économie politique et de se poser en rival d’Adam Smith en publiant un Essai sur la politique coloniale des puissances européennes. Pour répondre dignement à son titre, un pareil ouvrage eût exigé un travail de plusieurs années, et Brougham n’y avait guère consacré que trois mois. La rapidité prodigieuse avec laquelle il travaillait était pour lui moins une force qu’un danger, et il n’a rien écrit qui ne porte la trace de ces habitudes hâtives.

La création de la Revue d’Edimbourg devait lui fournir l’occasion de satisfaire à son gré l’activité dévorante qui le consumait. On sait qu’il fut, avec Jeffrey, Lamb, Horner, Sidney Smith, un des fondateurs de ce recueil célèbre, dont l’influence politique et littéraire a été si grande en Angleterre. Le premier numéro, qui parut au mois d’octobre 1802, ne contenait pas moins de trois articles de lui, et, durant les années qui suivirent, ce fut à peine s’il laissa passer une seule livraison sans y publier quelque chose. Il ne craignait pas de solliciter des directeurs de la Revue un emprunt de mille guinées dont il promettait de s’acquitter en articles. On assure qu’un numéro contenant, entre autres travaux, une analyse des différentes manières de faire l’opération de la lithotomie et une étude sur la musique des Chinois est tout entier de sa main. De ces essais rapides, celui qui a fait assurément le plus de bruit n’est pas celui dont Brougham aimait le plus volontiers à rappeler le souvenir. L’année 1809 avait vu paraître un recueil de poésies intitulé Heures d’oisiveté, œuvre d’un jeune homme qui, avec une modestie feinte ou réelle, joignait sur la couverture, à son titre de lord, l’épithète de mineur. Dans un article dédaigneux jusqu’à la brutalité, Brougham déclara que les inspirations du jeune auteur étaient comparables, pour leur platitude, à des eaux stagnantes. Il prit soin de lui ap-