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réquisition une tribu indigène, qui dételle les bêtes et attache derrière la voiture un long câble de cuir de buffle et de rotin tressé. Plus de deux cents indigènes s’y cramponnent, le bout est porté par une cohorte de petits garçons et de petites filles sans vêtement. « Entraînée par son poids, la voiture descend la pente vertigineuse, tandis que le grand serpent humain s’efforce de la retenir; les uns tiennent bon, les autres tombent, tous crient à pleins poumons; le soleil effroyable fait ruisseler à grosses gouttes leurs torses bronzés et nerveux. » On passe ainsi le torrent du ravin sur un pont couvert. Une autre tribu amène ses buffles, et la chaise remonte la pente opposée. Les poneys de volée ruent, un trait se casse, les limoniers roulent sur le timon, la population pousse aux roues, et pendant ce temps les voyageurs s’amusent à tirer des oiseaux au plumage éclatant. Après une pareille excursion faite à la vieille mode, on est dépaysé en se sentant emporté par un train attelé d’une locomotive; le tableau paraît moins merveilleux, les forêts passent comme des ombres vertes sans détails, les villages, les hommes, les bêtes ne sont plus que des masses confuses sans individualité et sans vie.

La construction de la ligne ferrée d’environ 200 kilomètres qui doit relier entre elles trois provinces, Samarang, le Kadou et Sourakarta, rencontre des difficultés sérieuses dans la nature du sol des contrées qu’elle traverse. La station du littoral est située au milieu des marais; pour l’établir, il a fallu jeter des fondations en béton qui ont coûté des sommes considérables. Le tronçon de voie qui existe déjà n’est pas encore bien consolidé; le sol mouvant a plus d’une fois englouti les pilotis qui soutenaient les travaux. En 1866, les dépenses s’élevaient déjà à plus de 10 millions, et l’on se préparait alors à franchir des montagnes dont le passage devait coûter une trentaine de millions. L’une des voies projetées est destinée à relier au littoral la forteresse d’Ambarrawa, le centre et la clé de la vaste ligne de défense qui couvre l’île. Ambarrawa est située dans une gorge marécageuse que domine le volcan Merabou. Le fort de Banjou-Birou, commencé en 1857, est une œuvre gigantesque qui a nécessité une incroyable persévérance. Lorsqu’on jetait les pilotis, l’eau envahissait les ouvrages et engloutissait durant la nuit ce qui avait été fait pendant le jour. Les faisceaux de bambous enfonçaient de six mètres avant d’offrir une résistance au marteau, et les exhalaisons du marais tuaient les sapeurs. Lorsque enfin, malgré tant d’obstacles, bastions et remparts se trouvent achevés, par une belle nuit (le 16 juillet 1865), des roulemens sourds se font entendre; les colonnes vacillent, les murs se lézardent ou s’écroulent; c’est le volcan Merabou qui sape les bases de ces constructions de granit.

Les incertitudes qui naissent de cette lutte incessante avec les élémens sont toutefois compensées par la fertilité du sol, et il n’est pas douteux que l’établissement des chemins de fer à Java ouvre à l’industrie locale d’immenses horizons. « Lorsqu’on a vu, dit M. de Beauvoir,